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Je ne savais pas grand-chose de Pollux Lesiak. Je ne savais pas ce qu'elle pensait de moi, je ne savais pas ce qu'elle avait en tête en montant jusque chez elle le dernier soir, après m'avoir adressé ce petit signe de la main, après avoir laissé la porte de l'immeuble se refermer lentement derrière elle. Je ne savais pas ce qu'elle s'était dit en s'endormant, pendant que je pensais à elle dans mon lit. Elle était morte depuis sept mois. Je me suis souvenu d'avoir en effet entendu parler, à la télé ou à la radio, vers le début de l'année, d'un accident de bus qui avait fait un mort et quelques blessés. En essayant d'éviter un cycliste, le bus qui roulait trop vite était monté sur le trottoir et avait percuté un groupe de passants. Je crois me souvenir de la sensation que j'avais éprouvée en apprenant cette nouvelle. La puissance monstrueuse du fer sur la chair et les os. La grosse machine aveugle et vrombissante qui bondit hors de la route pour aller écraser des êtres humains. Je n'y avais pensé que pendant quelques minutes, bien sûr.

«Un tragique accident de la circulation a fait un mort et cinq blessés, dont deux graves, ce matin, en plein Paris.»

Cet événement presque banal, si éloigné de moi, qui avait traversé furtivement l'une de mes journées sept mois plus tôt, je devais soudain retourner le chercher, l'adopter malgré le gouffre qui me séparait de lui et le considérer désormais comme l'un des événements les plus importants de mon existence.

Je me retrouvais seul. Mon amour mort. Un amour mort.

Creux, tremblant, du vide partout dans le corps, j'ai téléphoné à l'ami de Pollux, dont Marthe m'avait donné le numéro. L'accident avait eu lieu le matin du vendredi 4 janvier, de bonne heure, rue de Vaugirard. Je lui ai demandé tous les détails. Le bus l'avait percutée de face, en terminant sa course contre un immeuble, après avoir renversé cinq autres personnes. On ne savait pas où elle allait, ce matin-là, à pied. Elle avait eu les jambes brisées, la cage thoracique défoncée, et sa tête avait heurté le bas du mur. Elle était morte sur le coup.

Elle était enterrée à Boulogne.

Je ne voulais pas voir sa tombe.

Pollux Lesiak était morte depuis sept mois et je ne le savais pas. En cherchant les causes de son silence, ça ne m'avait même pas effleuré l'esprit. Depuis sept mois, j'étais vraiment tout seul et je ne le savais pas. Depuis sept mois, elle ne faisait plus partie de l'humanité et je me promenais comme si de rien n'était. Sept mois sans me douter de rien, sept mois sans qu'on me dise rien, sept mois d'illusion. Sept mois vécus à côté de la réalité. Je n'avais pas cessé de penser à elle, je l'avais cherchée, je l'avais attendue, je l'avais imaginée dans un bistrot avec son fiancé, je l'avais maudite, je l'avais rejetée – alors qu'elle n'était plus là. Alors que j'étais seul. Un amour mort. Pendant que je baisais toutes les femmes que je trouvais, pendant que je me vautrais sur elles en pensant à Pollux, elle se décomposait sous terre. Elle se décomposait toute seule sous terre pendant que je baisais les autres.

Maintenant, il devait à peine rester quelques lambeaux de chair sur son squelette.

59

Le lendemain, après une nuit blanche, je me sentais plus transparent qu'un œuf de cristal, plus léger qu'un fantôme, inconsistant, volatil. Il faisait très chaud. Je pouvais faire ce que je voulais. Plus rien ne me retenait ici, plus rien ne me retiendrait nulle part, je n'avais plus qu'à me laisser emporter n'importe où par n'importe quoi.

J'avais de l'argent sur mon compte en banque. Motel me payait bien et ajoutait une prime lorsque je trouvais les bons chevaux. En plus d'un an, comme je n'achetais jamais rien et ne dépensais de l'argent que dans les bars et les restaurants, j'avais amassé une somme rondelette sans le savoir – Clémentine Laborde avait bloqué l'envoi de mes relevés sur l'ordinateur de la banque, afin que je puisse vivre sereinement, normalement, sans penser à l'argent (elle se contentait de me prévenir quand mes réserves baissaient de manière inquiétante). Pour être plus tranquille, j'ai emprunté trente mille francs aux Zoptek (qui m'ont souhaité bon voyage), dix mille à Marthe (qui m'a suggéré de faire attention à moi), et j'ai demandé à Clémentine de ne pas s'affoler si mon compte passait dans le rouge au bout d'un certain temps: je reviendrais bien un jour.

– Du moment que tu fais ce que tu veux, je ne m'affole pas.

En fin de compte, tous les gens que j'aimais étaient des génies de la vie – pas des magiciens, des génies. J'étais bien entouré. Et pourtant, moi, au milieu d'eux, je ratais tout. Je gaspillais leur génie. Il était sans doute temps que je parte.

Je lui ai tout de même apporté plusieurs fiches de paie pour qu'elle puisse m'accorder un emprunt si ma situation financière devenait vraiment critique. J'ai signé au bas du contrat – elle remplirait le reste en temps voulu si nécessaire -, je l'ai embrassée et suis allé donner ma démission à Motel – il s'en foutait comme de la première chemise de son grand-oncle, apparemment, mais il m'a dit que je pourrais revenir quand je voudrais. Ensuite, je suis parti voir mes parents en banlieue. Je leur ai demandé de ne pas s'inquiéter si je restais absent un long moment, ils m'ont répondu la même phrase que Clémentine, presque mot pour mot.

– Tant que tu fais ce que tu as envie de faire, je ne m'inquiète pas, m'a dit ma mère.

Ce n'était sans doute pas malin, de quitter tous ces gens.

J'ai laissé un message sur le répondeur de Catherine, qui devait être encore à Anvers dans un hôtel mystérieux, pour lui dire que Pollux était morte en janvier (je n'avais parlé de sa «disparition» inexpliquée qu'à elle), que je partais un peu n'importe où dans le monde, qu'elle ne se fasse pas de souci pour moi.

J'ai confié une nouvelle fois Caracas à ma sœur Pascale, en la prévenant qu'elle l'aurait peut-être sur les bras pendant un bon bout de temps. Un mois, deux mois… ou plus. Pas de problème, elle aimait beaucoup Caracas. Pascale avait un ventre énorme. Marc Parquet ne la quittait pas des yeux. Personne ne s'est inquiété des risques, avec le chat – la toxoplasmose, des choses de ce genre. Moi aussi, j'aimais beaucoup Caracas. En la quittant, j'avais le sentiment de trahir sa confiance – car je le savais, elle me faisait aveuglément confiance. C'était un chat, c'est vrai, mais quand même. Je me trouvais égoïste, malhonnête, injuste, méprisable. Mais je ne pouvais pas l'emmener.

Deux jours plus tard, après avoir donné plusieurs coups de fil à des amis pour essayer de trouver des appartements libres dans le monde, j'ai mis un paquet de vêtements dans mon sac, j'ai vérifié la validité de mon passeport et je suis parti en avion.

J'ai commencé par Londres, où une amie de l'actrice, Ruth, m'avait proposé de me prêter un appartement du côté de Bayswater, au nord de Hyde Park. C'était un deux-pièces au rez-de-chaussée, dont les grandes baies vitrées donnaient directement sur le trottoir. En me promenant dans Hyde Park, seul un matin au milieu de ce désert de pelouse sillonné de longues allées rectilignes que l'on voit s'étirer loin devant soi, comme un soldat survivant sur le champ de bataille, je pensais à Pollux et à mon amie d'enfance. J'avais appris leur mort à quelques jours d'intervalle, comme si la vie avait gardé le secret de celle de Pollux dans le seul but de m'enfoncer une bonne fois pour toutes, en doublant la puissance du coup qu'elle m'assenait sur le crâne. Mais je n'avais pas ressenti les deux disparitions de la même manière. Celle de mon amie d'enfance m'avait laissé à genoux, accablé par le chagrin et l'impuissance, comme si on l'avait assassinée sous mes yeux. Sa mort m'avait surchargé de tristesse. Celle de Pollux, parce que je n'en avais été averti que sept mois plus tard, parce que je m'étais déjà accoutumé à son absence (même si elle anéantissait toutes mes forces), m'avait plutôt arraché quelque chose. En perdant tout espoir de la revoir, le sentiment de désespoir s'estompait lui aussi en partie – du moins le désespoir «actif». (Comme quelqu'un qui marche sur un fil et perd l'équilibre, tombe et se retrouve par terre un mètre plus bas, perd également toute sensation de déséquilibre.) Il m'était impossible de faire le deuil d'une femme morte depuis sept mois. Il était trop tard. Je ne pouvais plus que continuer à vivre sans l'accepter. La mort de Pollux était devenue irréelle. Je me suis arrêté au milieu d'une allée de Hyde Park. Debout sur cette vaste étendue presque plane, silencieuse et nue, j'ai regardé autour de moi et j'ai compris cependant très clairement que, comme mon amie d'enfance, elle était descendue sous l'écorce terrestre et ne remonterait plus jamais à la surface.