Dans un bar de Soho – rempli de pédés bien plus accueillants et chaleureux que le reste de la population londonienne -, je buvais une pinte de bière australienne et retrouvais des images de Pollux. Assise dans le métro, sachant que je l'observais depuis l'autre quai, elle regardait droit devant elle, sérieuse. Elle jetait un gros caillou dans le port de Ouistreham. Elle laissait dans la boîte cartonnée toutes les croûtes d'une pizza que nous avions commandée. Dans la voiture, elle se penchait pour chercher des cassettes au fond de la boîte à gants.
Un soir, au comptoir du O'Bar, près de Piccadilly, une fille soûle m'a jeté un verre de bière en pleine figure en hurlant que je n'arrêtais pas de la tripoter. «Bastard!» Je n'avais même pas remarqué sa présence à côté de moi. L'un de ses amis a bien failli me mettre en pièces, mais je devais avoir l'air si résigné, si passif, qu'il a fini par me laisser tranquille.
Je suis parti au bout de cinq jours. À part traîner dans les pubs, je ne savais pas quoi faire dans cette ville.
J'ai mis le cap sur Amsterdam, au hasard – en repassant par Roissy, presque par réflexe, comme si je craignais encore de trop m'éloigner. Je n'y suis resté que vingt-quatre heures, dégoûté par cette ville. J'ai bien essayé de me promener le long des canaux, d'admirer ces maisons magnifiques sans me soucier du reste – c'est-à-dire des habitants, des boutiques, du vingtième siècle hollandais – mais la beauté passée de la ville me semblait noyée, ensevelie sous plusieurs couches de laideur et de mauvais goût. J'ai fini par me réfugier dans une salle de jeux, devant un jackpot agaçant qui absorbait toute mon attention. Dès le lendemain, je suis parti pour Barcelone.
Je me suis installé dans un petit hôtel trop cher de la vieille ville et n'ai visité que les endroits touristiques: les Ramblas, la Sagrada Familia, l'horrible village olympique. Puis je suis allé vers le port. Là, j'ai vu un jeune couple sortir d'une voiture. Des Espagnols, mais visiblement touristes ici. Après les avoir dépassés, je me suis retourné vers eux. L'homme tenait la femme par les épaules, ils admiraient un gigantesque bateau de croisière. De loin, je me suis vu en Normandie avec Pollux. Eux deux, là-bas. Ils se connaissaient peut-être depuis dix jours, il l'avait peut-être niquée la veille à la fenêtre d'un hôtel de Séville, ils jouaient peut-être à «Quien soy?» dans la voiture en se dirigeant vers Barcelone. En tout cas, ils avaient une histoire, des secrets, des souvenirs, des points communs. En m'attardant un moment sur leurs deux silhouettes jointes, j'ai eu le sentiment de les envelopper d'attention, de les encourager, de les aimer sans qu'ils le sachent. Ils avaient un passé, une vie intérieure. Quel mystère.
Le troisième ou le quatrième jour, j'étais assis sur une chaise de plastique orange, devant une bière chaude, abruti de soleil sur le terre-plein central des Ramblas, et je pensais à Pollux, disparue, volatilisée. Morte. Elle souriait en me tendant sa petite 4L Majorette rouge. Elle me tournait le dos, penchée au-dessus du clavier de son ordinateur, elle écrivait un article à propos de je ne sais quelle exposition pendant que je feuilletais un magazine sur son lit. Elle sortait de sa salle de bains en peignoir pour me demander si j'avais pensé à laisser des croquettes à Caracas, en passant un Demak'up sur sa pommette droite. À Jersey, elle courait se mettre à l'abri sous un porche, en tenant son sac bleu à deux mains au-dessus de sa tête – moi, je continuais à marcher, pour pouvoir la regarder courir.
Soudain, de l'autre côté de la Rambla, encadré par deux policiers, j'ai reconnu Hannibal, la petite frappe de Marseille qui avait massacré le coiffeur chauve. Il était habillé comme un clochard et ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours, mais je suis certain que c'était lui. Ses cheveux avaient poussé et son regard n'avait plus rien de cette arrogance minable qu'il arborait le soir de notre rencontre au Charme slave, cent ans plus tôt. Il paraissait maussade et désabusé, il se traînait tout au fond de la société – de la société espagnole, en l'occurrence. L'un des policiers le tenait par le col et le poussait sans ménagement. Hannibal ne semblait même pas songer à protester. Ce serait un drôle de hasard, mais je crois bien que c'était lui, oui. S'il avait tourné la tête de mon côté, il m'aurait sans doute trouvé changé, moi aussi. Non, il ne se souvenait probablement pas de moi.
À Rome, j'étais assis sous un parasol dans un café à touristes, en face du Colisée. Je buvais un whisky au prix d'une bouteille, je fumais une Camel, les jambes croisées, je suivais des yeux les filles qui passaient devant la terrasse en scooter, comme dans les films des années soixante, j'admirais le Colisée – qui se dresserait toujours là, au bord de la route, pépère, un siècle après ma mort. (Un peu plus tôt, j'étais allé voir à travers les grilles les dizaines de chats sauvages qui vivaient à l'intérieur. Une pensée pour Caracas, qui devait ronfler dans l'un des fauteuils de ma sœur. Curieusement, j'ai imaginé que tous ces chats efflanqués et méfiants seraient toujours là un siècle après ma mort, eux aussi.) Un car rempli de Japonais est passé devant le bar. Je devais paraître naturel et décontracté car ils collaient leur nez à la vitre et m'observaient comme une curiosité locale, un bon exemple de la population romaine – rien ne pouvait leur laisser deviner que je me trouvais dans le plus grossier des attrape-touristes. J'en ai retiré une certaine fierté, sans savoir pourquoi. Peut-être simplement parce qu'ils me considéraient comme un élément du décor, quelqu'un de parfaitement intégré à la vie ici. Ils croyaient sans doute que j'étais chez moi, «à ma place».
Je les ai regardés de l'air le plus le distrait possible, comme si je voyais tant de cars défiler dans ma ville que je n'y prêtais même plus attention. Je me suis même massé pensivement l'arête du nez pour leur montrer combien j'étais détendu.
Mais en voyant s'éloigner ce long bloc de métal bourré d'êtres humains à l'abri, ce petit bastion roulant qui tranchait Rome, j'ai repensé à celui qui avait écrasé Pollux contre un immeuble. Une image très nette m'est venue à l'esprit: pour éliminer la femme que j'aime, l'humanité tout entière monte dans une sorte de char d'assaut, un engin qui peut contenir tout le monde, puissant et froid, solide, rugissant, l'humanité se serre les coudes, rentre la tête dans les épaules et va percuter Pollux Lesiak de face, lui broie le corps et lui éclate la tête contre un mur.