Je me suis levé (je n'avais pas envie d'engager une polémique). Il a fermé les yeux, a paru s'assoupir dans la seconde (après tout, cette pièce lui rappelait probablement sa chambre), et donc je me suis retrouvé planté debout dans l'endroit le plus sordide de la planète à veiller deux truands endormis, en tenant mon pantalon.
Je commençais à me sentir terriblement fatigué mais il était hors de question de s'asseoir par terre, le sol était plein d'urine et de crasse et de crachats: je devais rester debout là, ballot.
Un peu plus tard, l'agitation au-dessus m'a fait comprendre que dehors le jour se levait. Les pimpants de l'équipe du matin parlaient plus haut et plus vivement que les affaiblis de la nuit, en bout de course. Je ne savais plus trop ce que je devais en espérer, mais je pressentais qu'un changement quelconque ne pouvait m’être que profitable.
Soudain une voix m'est parvenue plus forte et plus claire. Au fond de mon puits, l'esprit humblement tourné depuis des heures vers un seul être humain parmi les milliards d'inutiles qui peuplaient la planète, je crois que j'aurais perçu et reconnu cet accent mélodieux à des kilomètres.
– Allez, salut les mômes, salut tout le monde, bon courage, à demain.
Je n'ai pas bronché. Il ne fallait pas réveiller mes bébés, ni m'attirer des ennuis avec les teigneux de là-haut. J'ai senti naître dans mes entrailles, enfler dans ma poitrine et déborder dans ma gorge un hurlement sauvage et déchirant («GARRRRIIIGUE!») mais j'ai réussi à me taire. Le seul homme qui m'avait écouté, cru, le seul homme susceptible de me délivrer s'en allait en me laissant là – et, non, je n'ai pas crié. Pour évacuer le trop-plein d'émotion, il a tout de même fallu que je le canalise et le convertisse en geste: j'ai posé une main sur le sommet de mon crâne.
NE COMPTEZ MÊME PAS SUR LES MEILLEURS
– Bonne journée, les gars, à demain!
– Ciao Muller, bonne nuit.
Muller? Biscadou, Parusse, Garoulade, je n'aurais rien trouvé à redire, mais comment ce type-là, Garrigue, pouvait-il s'appeler Muller? Ce nom lui convenait si mal que c'en était comique.
J'ai ri pendant une bonne seconde, puis j'ai repris mon sérieux. Je n'avais plus d'allié dans la place. Et les rapports de police ayant ce petit défaut de ne rendre qu'imparfaitement les émotions, les indices impressionnistes, ma sereine assurance et les aboiements délirants du vieux salopard ne figuraient plus nulle part. Mon innocence avait quitté ce bâtiment et flottait en nappe discrète dans l'esprit de Biscadou qui rentrait se coucher, mon innocence partait s'assoupir paisiblement sur l'oreiller blanc de Biscadou. Et comme je n'espérais pas convaincre aussi son collègue de jour (un esprit ouvert par commissariat, c'est déjà sensationnel), à coup sûr j'allais devoir passer toute la journée dans ce caveau puant, en attendant la nuit suivante. En attendant le retour de Biscadou.
(Si je continuais à l'appeler Biscadou en pensée, c'est que «En attendant le retour de Muller» me paraissait moins rassurant.)
Je me sentais comme un gamin perdu dans un autre monde (ces cauchemars au fond des jungles ou des châteaux, où les enfants ressentent pour la première fois l'absence des parents, l'arrachement, la solitude) et j'avais bien envie de pleurer. Je n'arrivais pas à penser, je n'étais qu'un corps, fourbu, la bouche sèche, mais cette envie de pisser, de fumer, de manger, de boire, de parler, de dormir, les paupières lourdes, pâteux, vide, sale et dépité, seul.
Et inquiet.
12
– SANZ HALVARD! SANZ HALVARD!
Une voix de mère supérieure, dure et tranchante. Quelques ivrognes des cages individuelles ayant déjà été libérés suivant ce rituel incantatoire, j'ai pensé naturellement que c'était enfin mon tour.
Une jolie jeune femme est descendue. Jolie, c'est un signe, c'est Liberté, la pure et juste, qui descend au secours d'Innocence. Une jolie jeune femme aux cheveux clairs, élancée frêle, aux traits fins et doucement effacés même, au regard vague. L'uniforme hideux ne gênait pas la fraîche légèreté de sa démarche, des pas comme des soupirs de printemps, d'une grâce presque trop éthérée. Une jolie fille, plus jeune que moi.
– Sanz Halvard, c'est toi?
– Oui.
Cette fois je n'ai pas pu saluer Elvis. La dernière image que j'ai de lui est celle d'une brute abandonnée sur un banc étroit, qui fait de petits bruits de bouche, bébé, dans la lumière pisseuse d'un cachot.
Le tutoiement, bien que toujours aussi surprenant (car nous ne nous connaissons pas, je ne suis pas plus jeune qu'eux, nous ne sommes pas hippies, nous ne sommes pas tellement dans le show-biz), le tutoiement – «C'est toi?» – me dérangeait moins lorsqu'il était employé par une jolie jeune femme fragile. Malgré tout, en franchissant la grille de la cage, je surveillais attentivement ses mains, fleurs pâles et délicates. Je l'imaginais mal sortir sévère une paire de menottes et me les passer à la Laborde, mais j'avais appris depuis quelques heures les bases d'une technique d'approche intéressante: la méfiance.
Non, rien, pas de menottes. Cette fois, c'était la bonne. Voilà: je me suis trompé, comme toujours, mais en sens inverse (il a suffi que je me laisse corrompre par le monde, où la suspicion règne en maître, pour qu'aussitôt je commette une injustice à l'égard de cette douce créature – une belle leçon). Pas de menottes, vive la Femme. Les mains de Liberté restaient des fleurs et les miennes de joyeux animaux dans la nature. D'un geste souple et magnifique, Liberté a refermé la grille sur mes ennuis, sur mon passé criminel. Sans un mot, comme guidés par un même étrange désir, nous avons remonté ensemble l'escalier en colimaçon vers la sortie, côte à côte. Pour rester vraiment fidèle à la réalité, je dois préciser qu'elle me tenait par le coude, assez fermement. Un peu comme si une tenaille d'acier essayait de me broyer les os. (Je ne parvenais pas à faire le lien entre la créature diaphane que je devinais du coin de l'œil et cette poigne de lutteur.) Mais en haut des marches, elle m'a lâché.
Elle m'a amené jusqu'au guichet d'accueil, et m'a lâché. Oui. Et là, sur l'espèce de petit comptoir; mon sac m'attendait. Mon matelot. Comme si rien ne m'était arrivé entre-temps. À côté de mon sac se trouvaient un grand cahier ouvert et une pochette transparente dans laquelle je distinguais mes accessoires pour la vie en plein air, ceinture, lacets, cigarettes, briquet, cinquante francs, et un tract de marabout que j'avais gardé pour sa longueur exceptionnelle qui nous expliquait tout dans le détaiclass="underline" «Heureusement que je viens d'arriver d'Afrique. Professeur Baba Komalamine, aux dons hérités de la pure source de son papa, grand marabout et ses vingt-cinq ans d'expérience, est connu dans le monde entier et la région parisienne, c'est une preuve FATALE. Connu aussi dans la forêt sacrée. Dès le premier contact je vous dis tout. Je travaille n'importe quelles difficultés de famille et tous les problèmes les plus désespérés, chance, travail, examen, l'impuissance sexuelle fait aussi partie de mes domaines, succès, maladie, frigidité précoce, vendeurs, amour, spécialiste du combat de la vie moderne, transaction entre époux, affection retrouvée, fascination sexuelle, travail entre hommes et femmes dans quelques jours. Prévoit tous les dangers et contre tous les ENNEMIS, même si tu as du mal qui circule dans ton corps je te l'enlève dans deux jours devant vous, et pour te donner de la chance je le fais dans une semaine. Rend INVULNÉRABLE toute personne désireuse de l'être, pour que personne te prend ton bien-aimé et tout ce qui vous tourmente dans la vie, et tu sauras le soir que tu auras ton résultat ce qui ne sera pas tard. Tu viens ici tu retrouves l'être aimé ou qui vous est cher dans la même semaine et il courra derrière toi comme le chien derrière son maître, ou alors si tu veux chasser quelqu'un de chez lui ou du pays. Je neutralise toute adversité et je surmonte et désagrège l'obstacle. Grande réussite dans l'examen du sexe pour avoir de la force en amour. Sans aucune gêne prendre contact avec Prof. Komalamine qui stupéfie le monde actuel, pour tous vos problèmes qui vous tracassent maintenant ou depuis longtemps.»