Plus tard, en suivant docilement mon groupe dans la Vallée des Rois, j'ai vu avec eux le sarcophage de Toutankhamon. Combien de fois l'avais-je déjà aperçu en photo, d'un œil distrait? Six cent quarante. La différence, c'est que cette fois, le masque si serein du pharaon, ce visage trop doré, a pu me parler. Je ne me trouvais qu'à deux ou trois mètres de lui, j'ai entendu sa voix de jeune homme – malgré les quinze touristes bruyants qui se pressaient autour de moi sur le petit balcon qui surplombe le tombeau proprement dit, qui me marchaient sur les pieds et m'enfonçaient leurs coudes dans les côtes. Il n'a pas remué les lèvres, bien sûr: c'est de l'or, ça ne bouge pas d'un millimètre. (Et du reste, tout le monde aurait hurlé de terreur.) Non, il s'est adressé à moi par télépathie mystique. Ce qui m'a le plus surpris, dans un premier temps, c'est qu'il parlait français – heureusement, d'ailleurs: s'il m'avait transmis quelque chose en égyptien ancien, des paroles fondamentales que je n'aurais ni comprises ni été capable de répéter ensuite à un traducteur, je me serais arraché les cheveux. Il a légèrement tourné les yeux en coin, sur sa droite, vers moi, il a entrouvert les lèvres de manière presque imperceptible – pour être honnête, je me demande si je ne fabule pas un peu, car je me souviens de n'avoir noté aucun mouvement de panique parmi mes collègues touristes – et il a parlé dans ma tête. J'ai sans doute pété les plombs une bonne fois pour toutes, je n'en sais rien, j'étais peut-être encore plus désespéré que je ne le croyais (ce qui m'a rassuré, dans les secondes qui ont suivi ses paroles, c'est que je me suis aussitôt dit: «Voilà, mon pauvre vieux, tu es fou, il fallait s'y attendre» – or on dit toujours que ce qui caractérise les fous, c'est qu'ils ne se rendent pas compte de leur état (même si rien ne le prouvera jamais)), mais j'ai bel et bien entendu sa voix. Pas une voix grave comme on imagine celles d'outre-tombe. Une voix plutôt fluette, modeste. Il m'a dit la même chose que mon amie d'enfance:
«Ne t'inquiète pas.»
J'ai fixé son visage immobile et si placide, imperturbable, pendant de longues secondes, en me répétant que ça devait arriver un jour ou l'autre, puis je suis sorti m'asseoir sur un rocher. Après tout, malade mental, ça ne changeait pas grand-chose.
Avant de revenir au bateau, je suis allé marcher dans le souk. Entre toutes ces petites boutiques, ces lumières, ces couleurs, ces odeurs, ces épices, ces étoffes et ces parfums, j'ai repensé à Diortown, où j'avais bu du vin avec Pollux lors de notre première journée ensemble. Je me promenais à présent dans le décor initial, dans l'original. Même si tous ces étals étaient destinés aux touristes comme moi, je le savais bien, je me sentais en territoire ami. À chaque pas, des marchands m'attrapaient par le coude, me débitaient deux ou trois phrases en français apprises par cœur et tentaient de m'entraîner à l'intérieur de leurs boutiques. Ils se montraient aussi envahissants et pénibles que tous les marchands du monde, mais dès qu'ils s'apercevaient que je n'étais pas intéressé, dès qu'ils avaient la certitude qu'ils ne me soutireraient pas une livre, ils se métamorphosaient: leur visage devenait plus naturellement souriant, ils se mettaient à plaisanter, me posaient des questions, m'offraient même parfois du thé. Ils se trouvaient en face d'un salopard de touriste français qui vient trimbaler ses fesses chez eux et les observer comme des animaux à Thoiry mais refuse de lâcher ses précieux billets (qu'est-ce que j'aurais fait d'un châle en soie ou d'un sac de safran, moi? – c'était du faux safran, d'ailleurs, m'a dit un épicier), ils venaient de rater une affaire, mais ils prenaient tout de même le temps de parler et de rire, comme si les problèmes de l'existence, c'était «autre chose». (Ils savaient probablement qu'ils réussiraient à plumer le prochain pigeon qui passerait devant chez eux, sa colombe au bras (l'un d'eux m'a expliqué qu'il vendait la plupart de ses articles à un prix quatre ou cinq fois supérieur à celui que paierait un client avisé), mais rien ne les aurait empêchés de m'ignorer ou même de me chasser pour mettre la main plus rapidement sur un autre passant. Quel intérêt ou quel plaisir pouvaient-ils bien trouver à discuter avec moi?) Ils me fascinaient. Ils m'intriguaient.
À la tombée de la nuit, je buvais un whisky dans le bar Art déco du Winter Palace, un hôtel somptueux situé près du port où se trouvait notre bateau. Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas. J'essaie de ne pas m'inquiéter depuis deux ans, depuis que la notion de souci m'est apparue, mais rien n'y fait. Je m'inquiète toujours. C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à rester calme en pensant que je vais peut-être me faire attaquer par quelqu'un, être victime d'une erreur judiciaire, tomber dans un gouffre ou perdre ceux que j'aime. Ne t'inquiète pas. C'est facile à dire.
Dans la nuit, notre bateau a enfin quitté Louqsor et entamé sa remontée du Nil vers le sud. À partir de maintenant, je ne pouvais plus m'enfuir. J'étais pris en charge, emporté, guidé, je devais aller jusqu'au bout.
Le lendemain matin au réveil, j'ai regardé par la fenêtre de ma cabine. La berge défilait lentement, à cent ou deux cents mètres du bateau, luxuriante, gonflée de verdure et d'humidité, d'eucalyptus, de palmiers. De temps à autre, on apercevait un petit village de maisons en terre, carrées et basses, des ânes, des oiseaux, des silhouettes humaines, lentes et gracieuses, enveloppées de tissu clair. Au-delà de cet étroit couloir de vie, le désert s'étendait à perte de vue. J'ai ouvert la fenêtre, encore endormi, je me suis accoudé sur le rebord, et j'ai dû rester plus d'une demi-heure à contempler ce paysage étrange, l'eau, puis la végétation, puis le sable, ces gens qui travaillaient sans se presser entre le fleuve et le désert, depuis cinq ou six mille ans, certainement résignés à ne vivre que sur une bande de terre cultivable, mais malgré tout, certainement reconnaissants envers le Nil, qui semblait déborder sur le désert pour répandre ses bienfaits vers eux, leur faire profiter de sa puissance et de sa richesse. Pâle et ébouriffé, les yeux gonflés, les tempes encore douloureuses, je me laissais progressivement pénétrer par un sentiment de bien-être profond et surprenant, que je ne comprenais pas. Je me suis traîné jusqu'à la douche.
Je passais mes journées sur le pont supérieur du bateau, à boire du café ou du thé, des jus de fruits ou de la bière quand le soleil m'écrasait, et à admirer, de chaque côté, ces lisières verdoyantes qui m'avaient si fortement troublé le premier matin de la croisière. Les autres passagers du bateau n'existaient plus pour moi, je ne les voyais plus, ne les entendais plus, et le bateau lui-même disparaissait peu à peu sous moi, autour de moi. Je flottais seul entre les rives du Nil. Je m'imaginais en observateur invisible et privilégié qui traverserait l'existence des hommes sur une sorte de voie parallèle, inaccessible, un chemin secret réservé à cet usage, le Nil. Je passais entre la vie, je voyais tout mais personne ne me voyait, je pouvais réfléchir et chercher tranquillement à percer le mystère que recelaient ces berges, sans craindre que personne vienne m'attaquer. Il aurait fallu nager jusqu'à moi. Je me sentais protégé.
Chaque jour, nous nous arrêtions quelque part (Esna, Edfou, Kom Ombo), j'essayais de m'éloigner du groupe, je prenais des calèches bringuebalantes et délicieusement kitsch, rapiécées de partout, pleines de loupiotes et d'images religieuses, tirées par de vieux chevaux philosophes et conduites par des chauffards goguenards qui aimaient secouer le touriste. Nous passions à toute allure dans les rues claires et animées des petites villes, devant des cafés où tous les hommes fumaient le narghilé, des maisons aux fenêtres sans carreaux, dans lesquelles on devinait parfois une femme, puis j'allais me promener dans le calme des temples et le tumulte des souks (en inversant mes horaires de visites, lorsque c'était possible, je pouvais me promener dans le calme des souks et le tumulte des temples). Le soir même, le bateau repartait vers l'étape suivante.