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J'étais arrivé au bout du chemin avant d'avoir trouvé une solution à mon problème. Alors, étant donné que:

1. Je ne pouvais plus avancer.

2. Je refusais de reculer.

Je suis resté sur place.

Facile.

Je me suis sauvé pour ne pas revenir avec eux vers Louqsor, vers le nord, vers le haut. Ce n'était pas une solution, mais comme il n'y en avait pas d'autre, ça revenait au même. J'ai profité d'une visite groupée dans le souk d'Assouan pour me faufiler dans une allée et disparaître. (J'aurais pu les prévenir, personne n'aurait pu me forcer à poursuivre la croisière, mais j'ai eu peur de devoir m'expliquer – un gamin (qui fugue dans la nuit glaciale, en plein Massif central, parce qu'il a eu 2 en maths et ne sait pas comment il va pouvoir faire avaler ça à ses vieux).) Je suis parti chercher mes affaires sur le bateau, en douce, puis je suis allé traîner le plus loin possible du centre touristique (je savais que mon groupe ne risquait pas de s'aventurer dans les quartiers réservés aux barbares voleurs de caméscopes et spécialistes de la traite des Blanches) et après la tombée de la nuit, j'ai pris une chambre dans le plus bel hôtel de la ville, le Old Cataract. Je ne devais plus avoir un sou à Paris, mais je faisais confiance à Clémentine. Et en y réfléchissant bien, je n'étais même plus sûr de rentrer un jour.

Le départ du bateau était prévu le lendemain. Ils ont dû s'inquiéter. C'est un peu bête de ma part. Ce n'est pas très gentil. Ou plutôt si, au contraire. Non seulement ma disparition ne leur ferait ni chaud ni froid, mais surtout cela donnerait une histoire terrible et dramatique à raconter aux Hirondelles et aux Myosotis.

61

J'ai passé trois jours entre ma chambre et la grande terrasse de l'hôtel, qui surplombait le Nil. Le cadre était splendide, je peux dire ça. Bon. Mais moi, non.

Il allait bien falloir que je trouve quelque chose, pourtant. J'avais décidé de payer ma chambre tous les deux jours avec ma Carte bleue, pour savoir précisément à quel moment Clémentine me couperait les vivres (si au bout de trois semaines je m'apercevais que je ne pouvais pas payer et qu'on me jetait en prison au fin fond de l'Egypte, ce serait le pompon). En attendant ce jour fatidique, je pensais de toutes mes forces – tout en essayant de ne pas réfléchir. Ce qui n'est pas commode.

Je ne pouvais pas retourner vers la civilisation dans cet état, sans courage et sans armes – je me ferais écraser comme une punaise avant d'être sorti de Roissy. Et si je trouvais des armes par terre, par miracle, comment ferais-je pour aller combattre et m'amuser à la foire du Trône, par exemple, sans Pollux? J'étais dans une impasse et, au fond de l'Egypte, je me sentais physiquement dans une impasse, le dos au barrage.

Toutefois, je n'étais pas venu jusqu'ici pour rien. J'avais récolté pas mal de trucs en route, plus ou moins consciemment. Il fallait maintenant les assembler, ou du moins les regrouper en vrac près de moi et les fourrer dans un sac. Je ne distinguais rien de précis, je ne voyais même rien, mais j'entrevoyais – c'est encourageant.

Pour penser sans réfléchir, je me tournais vers les souvenirs. N'importe lesquels, pourvu que ça mousse.

Ma sœur Pascale m'avait expliqué un jour l'une des raisons probables de la longue crise d'anorexie qui l'avait laissée rachitique au bout de l'adolescence. Nous étions tout petits lorsque ma mère était venue nous annoncer la mort de notre oncle, que nous aimions beaucoup. Pascale était en train de manger un éclair au chocolat. Après un moment de stupeur, elle n'avait pu s'empêcher de le finir, de se régaler, de l'avaler goulûment en frissonnant de plaisir. Plus tard, elle avait culpabilisé. La nourriture, la honte. En l'entendant me raconter cela vingt ans plus tard, je m'étais demandé comment l'on pouvait gâcher toute une partie de sa vie à cause d'un moment de plaisir. «C'est bête, excuse-moi de te le dire. C'est bon, le chocolat. Il faut s'en priver parce qu'on est triste? Quel rapport avec la mort de tonton? Qu'est-ce que ça aurait changé pour lui, ou pour toi, si tu avais jeté le reste de ton éclair à la poubelle? Tu avais honte de rester vivante ou quoi?»

La dernière fois que j'avais vu Véronique, mon amie qu'un fiancé jaloux avait étranglée avec un câble d'antenne, je lui avais dit de ne pas s'inquiéter. Comme Toutankhamon, mon amie d'enfance et Oscar. Mais je ne l'entendais pas dans le même sens qu'eux. En gros, je lui disais de ne pas s'inquiéter parce que tout se passait toujours bien, et que lorsque les choses allaient de travers, en tout cas, elles s'arrangeaient vite. Je m'étais trompé, donc, puisqu'elle était morte quelques heures plus tard. Mieux valait s'inquiéter. Mais à mon avis, la bande à Toutankhamon ne parlait pas tout à fait de la même chose. «Ne t'inquiète pas», cela signifiait sans doute pour eux: «Tout va mal, les gens se cassent des jambes, perdent aux courses, meurent ou découvrent des inconnus dans leur lit, mais malgré tout, ne t'inquiète pas. Ce n'est rien.» Je n'en étais pas sûr, mais c'est le pressentiment que j'avais – même si je trouvais ce conseil pour le moins saugrenu. Je ne comprenais rien. Il est mystérieux, ce Toutankhamon.

J'ai repensé au monstre qui avait dévasté ma cuisine, taché ma moquette, et qui refusait de se laisser refouler. Vu d'Assouan, c'était moins cauchemardesque. Presque drôle, même. C'était une pensée agréable, en tout cas, puisque ce moment était passé. À la limite, je préférais nie souvenir de cette Peau-d'Âne enragée plutôt que d'une petite grimace de Pollux sur la plage, ça me rendait moins triste. Cette salope de Perfidie qui m'avait scié les poignets au commissariat, mon pantalon lacéré après la soirée chez ma sœur, mon cri d'épouvanté en découvrant Laure toute nue dans ma baignoire, tout cela n'avait plus grande importance. (Le poncif du bateau et de son sillage qui s'estompe dans le lointain fonctionnait à merveille.) Pour résumer: ces péripéties, c'était rien du tout. Je prenais même du plaisir à y repenser: je me voyais paniquant comme un petit bonhomme hystérique, terrorisé. Un «mauvais souvenir», ça ne peut pas exister – justement parce que c'est un souvenir. (C'est un peu comme les rêves et les cauchemars. J'ai toujours préféré les cauchemars, j'ai toujours préféré me réveiller en soupirant: «Ouf, on ne m'a pas amputé des deux bras, la vie est belle», plutôt qu'en soupirant: «Zut, je ne suis pas une star mondiale de la pop, la vie est atroce.»)

Quant aux souvenirs de Pollux, à toutes ces images arrêtées, ces instants lumineux qui émergeaient des dix-sept jours que j'avais passés avec elle, ils m'adoucissaient, finalement. Un peu comme sa 4L Majorette rouge. C'était tout ce que je gardais d'elle – et tout ce que je savais d'elle: des fragments récoltés en surface, des aperçus. Je ne la connaissais pas. Mais je pouvais me dire, avec une bonne dose de nostalgie nunuche mais apaisante: «J'ai vécu de vrais moments de plaisir.»

L'idéal, ce serait de généraliser, et de continuer. Mais c'est ici que je bloquais. Je ne savais pas comment aborder l'ensemble, ce qui m'attendait dehors (les gens, les voitures, les ennuis, les déceptions, le hasard et tout ce qui va avec). Et en me le demandant, je recommençais à réfléchir malgré moi. Mais je ne pouvais rien faire d'autre, je ne savais rien faire d'autre. Il allait cependant falloir que je retourne dans le monde, bientôt. Ou non. Pourtant, il ne me manquait plus qu'un déclic, je le savais, une étincelle, un coup de pouce. Oscar? Oscar devait m'aider: j'avais épuisé toutes les ressources de mon pauvre cerveau, seule ma bonne étoile pouvait venir à mon secours, désormais. À condition que j'arrête une fois pour toutes de réfléchir – heureux les simples d'esprit, ce n'est sans doute pas une phrase en l'air. Que je n'essaie plus de percer le moindre mystère. Que je cesse de chercher à comprendre, que je cesse de me montrer si pitoyablement prétentieux. Que je renonce, dans le calme et la sagesse, comme les moines remarquables. Le mystère de la vie, le mystère de l'amour et de je ne sais quoi encore, je devais laisser tomber tout ça. Dès que je devinerais la présence d'un mystère quelconque, je le laisserais tranquille. Voilà. Bien. De quel droit irais-je fouiller dans ses entrailles, après tout? Ne plus réfléchir. Constater. Regarder, constater et vivre. Mais vivre où? Comment? Comment ne pas se faire massacrer? Oscar? Regarder quoi?