Du coin de l'œil, j'ai aperçu la télécommande, posée sur la table de nuit. Regarder la télé? Très drôle. Je vais me laisser hypnotiser, opiumiser par des âneries pour oublier mes problèmes? M'évader, comme ils disent avec tant de cynisme? Attendre la mort les yeux braqués sur un écran? Mais les voies d'Oscar sont impénétrables. Elle est bien là, cette télécommande, près de moi. Et si cette télécommande est là, s'il n'y a rien d'autre dans cette chambre, c'est probablement que je dois m'en servir. Ne pas chercher à comprendre, surtout. Les voies du hasard sont impénétrables. Je vais allumer la télé, tant pis.
Je n'avais rien d'autre à faire pour éviter de réfléchir, de toute manière.
REGARDEZ LA TÉLÉ
C'était un reportage sur les chameaux. Le commentaire était dit en anglais, avec un fort accent oriental. Il ne s'agissait pas de n'importe quels chameaux. Ces chameaux-là n'avaient rien à voir avec ceux que j'avais croisés près des grands sites touristiques, depuis mon arrivée en Egypte («Tu veux la promenade de chameau? Dix livres, pas cher»), ni avec ceux des caravanes qui traversent le Sahara. Il s'agissait de chameaux sauvages (ou de dromadaires sauvages, peut-être) qui vivaient, d'après ce que j'ai compris en prenant le documentaire en route, en Australie. On trouve des chameaux à l'état sauvage en Australie, première nouvelle. La suite n'était pas moins déconcertante.
Un chameau sauvage vit paisiblement au cœur de l'Australie, accompagné des quelques femelles qui constituent son harem de chameau. Jusque-là, rien que de très banal, nombreuses sont les espèces qui ont adopté ce système injuste – ne citons que le coq et ses poules, même si le fermier n'est pas étranger à cette affaire. Mais soudain, voici que s'approche un rival. Sûr de lui, arrogant, majestueux – et solitaire, pourtant. Nul ne sait ce qui l'a éloigné de ses chamelles, ou ce qui les a fait fuir, mais le fait est qu'il erre seul. Étrange nature… Que cherche-t-il? Nous le savons tous. Il cherche, mais oui, à prendre la place de son bienheureux congénère. Déjà, il avance vers lui d'un pas conquérant et vient le défier. Animal fier, animal d'honneur, gonflé d'orgueil, le chameau ne peut refuser d'affronter l'audacieux rival. Que penseraient les chamelles? Ne quitteraient-elles pas ce lâche au plus vite? C'est probable. Aussi, voici maintenant notre mâle responsable qui part à la rencontre du joli cœur en goguette. Les deux adversaires s'immobilisent à quelques mètres l'un de l'autre et se fixent longuement, droit dans les yeux. Le face-à-face est tendu. Nous retenons notre souffle, sachant que le combat va s'engager d'un instant à l'autre. Que va-t-il se passer? Vont-ils se lancer l'un contre l'autre? Se donner de furieux coups de pattes? Se servir de leur cou comme d'une puissante massue? Eh bien non. Rien de tout cela. Nos deux ennemis se rangent côte à côte et commencent à s'éloigner lentement du groupe des chamelles tremblantes. Ne nous y trompons pas: on jurerait deux vieux camarades en promenade, mais il s'agit bel et bien d'un duel. Tout en avançant d'un pas de sénateur, chacun fait valoir ses qualités, met ses atouts en valeur, qui son cou long et flexible, parfaitement dessiné, qui son port de tête altier, qui ses bosses encore fermes, qui sa moue dédaigneuse, qui sa démarche noble et aérienne. Le combat fait rage, les deux concurrents donnent toute leur puissance, aucun détail n'est négligé – «Vois comme ma queue se balance gracieusement», semble dire l'un d'eux, et l'autre de lui répondre: «Que penses-tu de la finesse de mes oreilles?» -, la lutte est âpre et l'issue indécise. N'est-ce pas déjà une belle preuve d'intelligence, que cet affrontement sans violence? Voilà deux adversaires qui se haïssent, mais qui ont compris qu'il n'est point besoin de faire couler le sang pour régler les problèmes. Ah, que ne sommes-nous capables de nous inspirer d'eux! Mais ne rêvons pas trop. Et revenons à nos chameaux, car le plus étonnant reste encore à venir. En effet, après quelques minutes de cette parade si singulière, voici que l'un des deux s'arrête et… Mais que fait-il? C'est bien cela: il se couche sur le flanc, dans le sable. C'est probablement le vaincu, qui vient de comprendre que l'autre lui était supérieur et qu'en découdre plus longtemps avec lui serait inutile. Mais ouvrons grands nos yeux, car une surprise de taille nous attend. En effet, que voyons-nous? L'autre s'éloigne vers l'horizon, tête basse, tandis que celui qui s'était couché se redresse fièrement et va rejoindre ses chamelles, la lippe triomphante. Comment est-ce possible? Il nous faut pourtant l'admettre: c'est le vainqueur qui a décidé de sa victoire, en se couchant le premier. «Je suis plus beau que toi, je suis plus fort que toi, j'ai gagné.» Le plus ahurissant n'est-il pas que l'autre ait accepté sa défaite sans broncher, soit parti sans hésiter une seconde? Sans doute. Chez les chameaux sauvages d'Australie, il suffirait donc d'estimer que la victoire – sa propre victoire – est acquise pour qu'elle le soit réellement? Apparemment. N'est-ce pas un exemple unique, parmi toutes les espèces vivantes? Peut-être. Etrange nature…
Je suis resté un moment les sourcils froncés face à l'écran. Je m'étais promis de ne pas réfléchir. Je savais bien que ce n'était sûrement pas aussi simple chez les hommes, qu'il ne suffisait pas de dire à son banquier: «Ce n'est rien du tout, ce découvert, laissez-moi tirer d'autres chèques, j'ai gagné», pour qu'il réponde: «Ah, d'accord, j'avoue, je suis battu, allez-y», ni d'expliquer à une femme qu'étant donné qu'on est très beau et très drôle elle ne peut que nous tomber dans les bras. («Et ne t'avise pas de résister, car je te signale que j'ai gagné.») Mais la technique du chameau sauvage me paraissait bien moins terre à terre que cela, moins applicable, plus métaphysique. Je ne comprenais pas – j'avais une impression globale de compréhension. Il ne fallait surtout pas que je réfléchisse. Je devais me contenter de constater, et de continuer. Il ne fallait pas que j'essaie d'adapter bêtement ce principe aux petits soucis de la vie quotidienne. Il ne fallait pas non plus que je pense au chameau vaincu. Il ne fallait pas que je me demande si, avec l'accent si prononcé du commentateur, je n'avais pas tout interprété de travers. L'important, ce n'étaient pas les véritables mœurs du chameau sauvage, c'était ce que je croyais en savoir. (Le rôle d'Oscar avait-il été de me faire tomber par hasard sur ce reportage, ou de me brouiller l'esprit pour que je le comprenne mal? (Si j'avais appris que le chameau qui se couchait était celui qui se considérait comme vaincu, je pense que j'aurais simplement éteint la télé à la fin, en grommelant.))