J'ai vu un chameau sauvage qui déterminait lui-même s'il avait gagné le combat, c'est tout. Il ne faut pas que je cherche plus loin. Je regarde, j'enregistre, rien de plus.
Le chameau sauvage fait ce qu'il veut. Le chameau sauvage décide lui-même de tout. Il suffit que le chameau sauvage se croie invincible pour qu'il le devienne.
Personne ne peut rien contre le chameau sauvage.
L'autre, le chameau qui a perdu le duel, c'est celui qui ne savait pas qu'il était invincible.
Et de toute manière, le chameau vaincu, en s'éloignant des chamelles perdues à tout jamais, ne paraissait pas si accablé. Il avait sa démarche de chameau, quoi.
Je ne suis pas un chameau, mais je dois pouvoir tirer quelque chose de cela. C'est une drôle de pointure, ce chameau sauvage. Et si j'essayais? Personne ne peut rien contre Halvard Sanz, ça sonnerait pas mal. Halvard Sanz fait ce qu'il veut. À ce moment, j'ai tourné les yeux vers le réveil de voyage que j'avais emporté. Il était 16 h 35. Je ne sais pas exactement ce qui m'est arrivé (encore Oscar?): mes yeux sont restés rivés pendant une bonne minute sur la grande aiguille. Moins 25. Je voyais ma vie entre 16 h 00 et 17 h 00. Je fixais la grande aiguille, sur le 7, et je pensais: «J'en suis là.» C'était sans doute faux, je n'étais probablement pas encore dans la seconde moitié de mon existence, mais j'avais pourtant le sentiment, très net, de ne plus me trouver qu'à 25 minutes de la fin. Je ne parvenais pas à détacher mon regard de ce réveil. Ma vie entre 16 h 00 et 17 h 00. Il ne restait plus à l'aiguille qu'à remonter jusqu'en haut, et ce serait terminé. Je serais mort. Ce serait affreusement rapide. Il était déjà 36, d'ailleurs.
Sans réfléchir, sans essayer, presque sans m'en apercevoir, je suis devenu un chameau sauvage. Simplement parce que j'en avais vu un. Je pouvais faire ce que je voulais, car j'étais invincible. Si une folle revenait renverser de la soupe chez moi, si des pompiers cassaient ma fenêtre, je leur rirais au nez. Si quelqu'un mourait, je pleurerais et je continuerais à vivre.
Je pouvais faire ce que je voulais.
J'ai téléphoné à l'aéroport et j'ai réservé une place dans un vol pour Paris. Rien de libre avant le surlendemain. Pas de problème.
Le lendemain, j'ai pris une felouque et suis allé voir les nombreux chameaux à touristes, près du mausolée de l'Aga Khan. Pauvres bêtes domptées, soumises, lasses et humiliées – rien à voir avec le chameau sauvage. Une grosse Anglaise est montée sur le dos de l'un d'eux, pour que son mari la prenne en photo. Le chameau docile s'est levé péniblement. Je me suis approché, il a tourné la tête vers moi. C'est absurde, mais je n'étais sans doute pas dans mon état normaclass="underline" quand il m'a regardé, j'ai deviné dans ses yeux que c'était un chameau sauvage, lui aussi, malgré les apparences. On ne pouvait pas tomber plus bas que lui, et pourtant, grâce à la télépathie de chameau, il m'a dit: «Ne t'inquiète pas. J'ai l'air pitoyable, je sais, je suis cloué ici, je fais tout ce qu'on me dit de faire, mais c'est quand même moi qui gagne. Je t'assure. Tu sais pourquoi? Parce que je suis invincible.»
Je n'ai jamais su s'il plaisantait ou non. Mais en l'observant plus attentivement, j'ai eu l'impression que non. On ne peut jamais être sûr, avec les bêtes, c'est plus difficile à percer à jour que les hommes, mais quoi qu'il en soit, en levant les yeux vers la grosse Anglaise, j'ai compris qu'elle n'avait rien gagné du tout, elle. Elle paraissait bien plus ridicule que le chameau, et moins sereine. Et ce n'est pas en ruant pour la jeter par terre qu'il consoliderait sa victoire. L'action, l'agressivité, ce n'est pas pour le chameau sauvage. Oh non. Il gagne parce qu'il sait qu'il gagne, je l'ai déjà dit.
J'ai adressé un petit clin d'œil au chameau. Il ne m'a pas répondu. Ce n'est pas grave, on se comprend.
Le soir, dans ma chambre, je pensais. Personne ne savait que j'étais à Assouan, seul dans un hôtel luxueux au bord du Nil. Je me sentais comme l'araignée dans l'appartement de New York. Je me voyais comme une énigme – mais pas triste. Car j'allais revenir. La boule de flipper n'avait pas l'intention de rester au fond de son trou, en fin de compte. À présent, elle voulait à tout prix repasser dans le couloir de lancement. Je repars.
62
Dans l'avion qui me ramenait vers Paris, lorsque l'hôtesse a posé un plateau devant moi, le dos de sa main a frotté sur le bord du siège.
– Aie!
– Vous vous êtes fait mal?
– Non, c'est rien, mais je me suis brûlée tout à l'heure avec la machine à café. Regardez. C'est moche, hein? Quand ça frotte contre quelque chose, c'est un peu douloureux.
– Il faut vous mettre un pansement, non?
– Oh, vous savez, on est habituées à souffrir.
Au décollage, j'avais remarqué que ma voisine de siège comptait à voix basse. Elle m'a expliqué que tous les accidents, au décollage, surviennent dans les dix premières secondes. Si l'on arrive à compter jusqu'à dix, on est sauvé. D'un côté, c'était rassurant, disait-elle, mais de l'autre c'était épouvantable: avant, elle ne s'inquiétait jamais; et depuis qu'un ami lui avait parlé de ces dix secondes, son cœur battait comme un tambour jusqu'à dix. Elle m'a même avoué qu'elle avait si peur qu'elle accélérait toujours le décompte à partir de cinq ou six – tant pis pour la réalité du temps. Elle sentait que c'était ridicule, mais la peur était plus forte que la raison. Une peur telle qu'elle aurait pu faire tomber l'avion, comme elle pouvait accélérer les secondes. Elle répétait sans arrêt, nerveusement: «J'ai peur qu'on s'écrase, j'ai peur qu'on s'écrase. Même après le dix, maintenant. Tout le temps. Même à l'atterrissage. J'ai peur qu'on s'écrase.»
J’allais retrouver Caracas, mon assistante. J'allais retrouver ma sœur Pascale, un neveu que je ne connaissais pas, mes parents magiques, les Zoptek, l'actrice, Marthe, Clémentine, tout le monde, et j'allais enfin réussir à retrouver Catherine quelque part. Mais pas mon amie d'enfance. Pas Pollux Lesiak. Je retrouverais un monde sans Pollux Lesiak. Le plus invincible des chameaux sauvages ne peut rien contre l'absence, contre le manque, contre le vide. Il ne peut que regarder le monde sans elle. J'étais triste, mais pas effaré, pas anéanti. Presque calme, en pensant à elle. Je garderais sa 4L Majorette rouge au fond de mon sac matelot. Pollux n'était plus là. Je ne pouvais que le constater et en souffrir, en essayant de ne pas m'apitoyer sur moi-même. Ce n'était qu'un problème simple et insoluble. J'avais envie de la revoir.
Je retournais à Paris, à fond la caisse dans le couloir de lancement, je repartais pour un tour. Je fonçais droit vers la grande ville. Tout allait recommencer, bien sûr. J'allais recevoir toutes sortes de coups, j'allais rater la moitié de ce que j'entreprendrais, j'allais me faire incarcérer pour avoir voulu sauver un bébé des pattes d'un tripier, j'allais subir le sort de toutes les boules de flipper qu'on relance. J'allais en prendre plein la tête. (Cela dit, le froid approchait, j'espérais tout de même que le radiateur de ma salle de bains ne serait pas en panne.)
Nous n'étions plus qu'à quelques minutes de l'atterrissage, à quelques minutes de Paris. Comme on me le demandait, j'ai écrasé ma cigarette, relevé ma tablette et attaché ma ceinture. La main de ma voisine se crispait sur l'accoudoir qui nous séparait. Je me sentais plus serein qu'elle. Je n'avais pas peur. J'avais envie de revenir en ville.