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Même cette tour.

SIX

— Qui veux-tu envoyer en premier, quand la porte s’ouvrira ? demanda Henchick.

Roland étudia la question, caressant distraitement de la main la bibliothèque que Calvin Tower avait insisté pour faire passer de leur côté. Le coffre contenant ce livre qui avait tellement bouleversé le Père. Il n’avait pas très envie d’envoyer Eddie — déjà assez impulsif au naturel, mais à présent totalement aveuglé par l’amour et l’inquiétude — aux trousses de sa femme. Mais Eddie lui obéirait-il, si Roland l’envoyait vers Tower et Deepneau ? Roland pensait que non. Ce qui voulait dire que…

— Pistolero ? intervint Henchick.

— À la première ouverture de la porte, on se précipitera, Eddie et moi. La porte se refermera d’elle-même ?

— Aucun doute là-dessus, répondit Henchick. Il va falloir faire aussi vite que la langue fourchue du diable, ou vous pourriez bien vous faire couper en deux, une moitié ici, sur le sol de cette grotte, et le reste là où se trouve la femme à peau brune, où que ce soit.

— Nous ferons le plus vite possible, croyez-moi, confirma Roland.

— Si fait, ça vaudrait mieux, fit Henchick, découvrant une fois de plus ses dents.

C’était là un sourire

(Qu’est-ce qu’il ne dit pas ? Quelque chose qu’il sait, ou qu’il croit seulement savoir ?)

auquel Roland aurait l’occasion de repenser, d’ici peu de temps.

— Je laisserais les armes ici, à votre place, suggéra Henchick. Vous pourriez les perdre, en essayant de les faire passer.

— Je vais essayer de garder la mienne, fit Jake. Elle vient de l’autre côté, alors ça devrait aller. Et sinon, je m’en trouverai une. D’une manière ou d’une autre.

— Je pense que la mienne passera aussi, renchérit Roland.

Il y avait longuement réfléchi, et il avait décidé de garder ses gros revolvers. Henchick haussa les épaules, l’air de dire : Comme vous voudrez.

— Et pour Ote, Jake ? demanda Eddie.

Jake écarquilla les yeux et sa mâchoire s’affaissa. Roland comprit que Jake n’avait pas songé à son ami le bafouilleux. Le Pistolero fut surpris de constater (et ce n’était pas la première fois) avec quelle facilité on oubliait cette vérité incontournable, concernant John « Jake » Chambers : ce n’était qu’un gosse.

— Quand on est allé vaadasch, Ote — commença Jake.

— C’est pas pareil, trésor, répliqua Eddie, et en entendant l’expression tendre de Susannah dans sa propre bouche, il eut un pincement au cœur.

Pour la première fois, il dut bien s’avouer qu’il ne la reverrait peut-être jamais, tout comme Jake ne reverrait peut-être jamais Ote, une fois qu’ils auraient quitté cette grotte puante.

— Mais… objecta Jake, et Ote lança un petit aboiement de reproche, car le garçon le serrait trop fort.

— Nous allons te le garder, Jake, dit Cantab d’une voix douce. Nous allons bien le garder, je dis vrai. Il y aura du monde pour monter la garde ici, jusqu’à ce que tu reviennes chercher ton ami et le reste de tes affaires.

Si tu reviens un jour était le sous-entendu, qu’il fut trop gentil pour préciser. Roland put néanmoins le lire dans ses yeux.

— Roland, tu es sûr que je ne peux pas… qu’il ne peut pas… non. Je vois. Pas de vaadasch cette fois-ci. OK. Non.

Jake plongea la main dans la poche avant de son poncho et en extirpa Ote, puis le déposa sur le sol poussiéreux de la grotte. Il se baissa et appuya les mains juste au-dessus de ses genoux. Ote leva les yeux vers lui, étirant le cou de sorte que leurs têtes se touchaient presque. Et c’est alors que Roland fut témoin de quelque chose d’extraordinaire : non pas des larmes dans les yeux de Jake, mais de celles qui remplissaient doucement ceux d’Ote. Un bafou-bafouilleux qui pleurait. C’était le genre d’histoire qu’on aurait pu entendre dans un saloon, quand la nuit était bien avancée et bien arrosée — le bafouilleux fidèle qui pleure le départ de son maître. On ne les croyait jamais, ces histoires-là, mais ça ne se disait pas, si on voulait éviter la bagarre (voire parfois la fusillade). Et pourtant c’était là, sous ses yeux, et Roland sentit les larmes monter, lui aussi. Est-ce que ce n’était encore là que du mimétisme de bafouilleux, ou bien Ote comprenait-il vraiment ce qui se passait ? Roland espéra qu’il s’agissait du premier cas, de tout son cœur.

— Ote, il va falloir que tu restes un moment avec Cantab. Tout ira bien. C’est un copain.

— Tab ! répéta le bafouilleux.

Des larmes dévalèrent son museau et vinrent assombrir la poussière devant ses pattes, en taches grosses comme des pièces de monnaie. Roland trouva les larmes de la créature horribles, pires même que des larmes d’enfant.

— Ake ! Ake !

— Non, je suis obligé de te laisser, dit Jake en s’essuyant les joues avec l’intérieur du poignet. Il se dessina des traînées terreuses jusqu’aux tempes.

— Non ! Ake !

— Il le faut. Tu restes avec Cantab. Je reviendrai te chercher, Ote — sauf si je suis mort, je reviendrai te chercher.

Il serra Ote dans ses bras, et se releva.

— Va voir Cantab. C’est lui, dit Jake en le désignant du doigt. Vas-y, maintenant, tu m’ennuies.

— Ake ! Tab !

Impossible de ne pas entendre la tristesse dans sa voix. Pendant quelques secondes, Ote ne bougea pas. Puis, toujours en larmes — ou imitant les larmes de Jake, ce que Roland espérait toujours —, le bafouilleux se retourna, rejoignit Cantab en trottinant et s’assit entre les bottillonnes poussiéreuses du jeune homme.

Eddie entreprit de passer le bras autour des épaules de Jake. Mais ce dernier se dégagea vivement et s’éloigna de lui. Eddie eut l’air déconcerté. Roland garda son expression de Surveille-Moi, mais intérieurement il était animé d’une joie intense et farouche. Pas encore treize ans, pour sûr, mais déjà tout ce qu’il fallait de tripes.

Il était temps de partir.

— Henchick ?

— Si fait. Veux-tu dire quelques paroles de prière, auparavant, Roland ? Au Dieu auquel tu rends grâce, quel qu’il soit ?

— Je ne rends grâce à aucun dieu, répondit Roland. Je sers la Tour, et je ne veux pas prier pour ça.

Plusieurs des amigos d’Henchick prirent un air choqué, mais le vieil homme lui-même se contenta de hocher la tête, comme s’il n’en attendait pas plus. Il jeta un regard en direction de Callahan.

— Père ?

— Dieu, Ta main, Ta volonté, fit Callahan en dessinant une croix dans l’air, puis, adressant un signe de tête à Henchick : Si on doit y aller, allons-y.

Henchick s’avança d’un pas, toucha le bouton de cristal de la Porte Dérobée, puis regarda Roland. Ses yeux scintillaient.

— Pour la dernière fois, entends-moi, Roland de Gilead.

— Je vous entends fort bien.

— Je suis Henchick, du Kra Manni du Sentier Rouge-a-Sturgis. Nous sommes des porte-vues et des voyageurs lointains. Nous naviguons sur le vent du ka. Veux-tu toi aussi naviguer sur ce vent ? Toi et les tiens ?

— Si fait, où qu’il nous porte.

Henchick fit glisser la chaîne du pendule de Branni sur le dos de sa main et Roland sentit immédiatement un souffle d’énergie envahir la grotte. Pas très fort encore, mais gagnant en puissance. S’épanouissant, comme une rose.