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— Combien d’appels voulez-vous faire ?

— Deux, répondit Roland. Duox, comme on dit dans la Voie d’Eld.

— Deux ou duox, cela revient au même, fit Henchick. Commala-un-deux (il éleva la voix). Venez, Manni ! Comme à commala, joignez votre force à ma force ! Venez et tenez votre promesse ! Venez honorer votre dette à ces pistoleros ! Aidez-moi à les remettre sur leur chemin ! Maintenant !

SEPT

Avant même que l’un d’eux ait eu le temps de se dire que le ka venait de modifier leurs plans, le ka avait fait agir sa volonté sur eux. Mais il leur apparut tout d’abord qu’il ne s’était rien passé.

Les Manni qu’Henchick avait choisis comme émissaires — six anciens, plus Cantab — formaient le demi-cercle passant derrière la porte et sur les côtés. Eddie prit la main de Cantab et entrelaça ses doigts dans ceux du Manni. L’un des aimants en forme de coquillage venait s’intercaler entre leurs paumes. Eddie le sentait vibrer, comme s’il était vivant. Il devait l’être, d’ailleurs. Callahan lui agrippa l’autre main et la serra fermement.

De l’autre côté de la porte, Roland prit la main d’Henchick, glissant la chaîne du pendule de Branni entre ses doigts. À présent, le cercle était complet, hormis juste devant la porte, où il restait un vide. Jake inspira profondément, balaya la grotte du regard, vit qu’Ote s’était assis contre le mur à trois mètres environ derrière Cantab, et il hocha la tête.

Ote, reste là, je reviendrai, envoya-t-il en pensée, avant de prendre sa place dans le cercle. Il saisit la main droite de Callahan, hésita, puis prit la main gauche de Roland.

Le bourdonnement réapparut instantanément. Le pendule de Branni se mit en mouvement, décrivant cette fois non pas des arcs, mais de petits cercles resserrés. La porte s’illumina et parut plus — Jake le constata de ses propres yeux. Les lignes et les cercles des hiéroglyphes dessinant le mot DÉROBÉE se firent plus lumineux. La rose gravée dans le bouton se mit à rougeoyer.

Cependant, la porte resta close.

(Concentre-toi, mon garçon !)

C’était la voix d’Henchick, résonnant dans sa tête avec une telle puissance qu’elle semblait presque tambouriner sur son cerveau à coups de poing. Il baissa la tête et fixa le bouton de la porte. Il vit la rose. Il la vit très clairement. Il l’imagina en train de pivoter, en même temps que le bouton tournait. Il n’y a pas si longtemps, il était obsédé par les portes et par l’autre monde

(l’Entre-Deux-Mondes)

qu’il savait devoir trouver derrière l’une d’entre elles. Il avait le sentiment de revenir en arrière. Il se représenta toutes les portes qu’il avait connues dans sa vie — portes de chambre de salle de bain de cuisine de toilettes trappes de bowling portes de vestiaire de cinéma de théâtre de restaurant portes avec panneaux INTERDICTION D’ENTRER portes RÉSERVÉ AU PERSONNEL portes de frigo, oui, même celles-là — et alors il les vit toutes s’ouvrir en même temps.

Ouvre-toi ! pensa-t-il très fort, en dirigeant cette pensée vers la porte, se sentant bêtement comme le prince arabe dans un vieux conte. Sésame, ouvre-toi ! Ouvre-toi, te dis-je !

Sous terre, dans les entrailles de la grotte, les voix se remirent une fois de plus à babiller. Puis, dans une montée de cris et un souffle gigantesque, comme un bruit de chute. Le sol de la grotte se mit à trembler, comme dans un nouveau tremblement de Rayon. Jake n’y prêta pas attention. L’énergie de vie emplissant la grotte était à présent d’une puissance considérable — il la sentait qui lui picotait la peau, qui faisait vibrer ses orbites et sa cloison nasale, qui lui dressait les cheveux sur la tête — mais la porte demeura close. Il pesa plus fermement sur la main de Roland et du Père, se concentrant sur les portes de pompiers, les portes de commissariat, la porte du Bureau du Proviseur à Piper, et même sur ce livre de science-fiction qu’il avait lu autrefois, et qui s’intitulait Une Porte sur l’été. L’odeur de la grotte — la moisissure, les ossements, des courants d’air fugitifs — lui parut soudain très prégnante. Il ressentit une violente montée d’assurance, une sensation éclatante — Maintenant, ça va se passer maintenant, je le sais —, pourtant la porte demeura close. Et à présent, il sentait autre chose. Non plus l’odeur de la grotte, mais l’arôme légèrement métallique de sa propre sueur, lui dégoulinant sur le visage.

— Henchick, ça ne marche pas, je crois que je ne…

— Nenni, pas encore — et ne crois surtout pas que ça ne doive venir que de toi, mon jeune goujat. Cherche à ressentir quelque chose, entre toi et la porte… comme un hameçon… ou un crochet…

Tout en parlant, Henchick fit signe de la tête au premier Manni de la ligne de renforts.

— Hedron, approche. Thonnie, prends Hedron par les épaules. Lewis, fais de même avec Thonnie. Et ainsi de suite ! Allez !

La file remonta vers la grotte. Ote eut un aboiement dubitatif.

— Sens, mon garçon ! Va chercher ce hameçon ! C’est entre toi et cette porte ! Sens-le !

Jake tendit tout son esprit en avant, et son imagination bondit tout à coup avec une vivacité et une puissance terrifiantes, au-delà des rêves même les plus réalistes. Il vit la 5e Avenue, entre la 48e et la 6e (« le périmètre dans lequel ma prime de Noël disparaît tous les ans en janvier », comme aimait à grommeler son père). Il vit toutes les portes, des deux côtés de la rue, s’ouvrir simultanément à la volée : Fendi ! Tiffany ! Bergdof Goodman ! Cartier ! Les Éditions Doubleday et Compagnie ! Le Sherry Netherland Hôtel ! Il vit un couloir interminable, avec du lino marron au sol, et il sut qu’il s’agissait du Pentagone. Il vit des portes, au moins un millier de portes, s’ouvrant toutes en même temps, créant un courant d’air extraordinaire, un véritable ouragan.

Cependant, cette porte en face de lui, la seule porte qui comptait, demeura close.

Ouais, mais…

Elle tremblait dans son cadre. Il l’entendait parfaitement.

— Vas-y, petit ! lança Eddie, les dents serrées. Si tu n’arrives pas à l’ouvrir, fous-moi cette connasse par terre !

— Aidez-moi ! hurla Jake. Aidez-moi, bon Dieu ! Vous tous !

Dans la grotte, l’énergie sembla soudain multipliée par deux.

Il sembla à Jake que le bourdonnement se mettait à vibrer jusque dans sa boîte crânienne. Il sentait ses dents claquer. De la sueur lui coula dans les yeux, lui brouillant la vue. Il vit deux Henchick adresser un signe de tête à quelqu’un derrière lui : Hedron. Et derrière Hedron, Thonnie. Et derrière Thonnie, tout le reste, toute la file serpentant jusque sur le sentier, sur plusieurs mètres.

— Tiens-toi prêt, mon goujat, fit Henchick.

Jake sentit la main d’Hedron se glisser derrière sa chemise et lui attraper la ceinture. Il eut l’impression qu’on le poussait, plutôt qu’on ne le tirait vers l’arrière. Dans sa tête, quelque chose bondit, et l’espace d’une seconde, il vit toutes les portes de milliers et de milliers de mondes s’ouvrir en même temps en coup de vent, dans un souffle si puissant qu’il aurait pu éteindre le soleil.

Et soudain il se sentit entravé. Il y avait quelque chose… quelque chose juste devant la porte…

L’hameçon ! C’est l’hameçon !

Il se glissa en avant, comme si son esprit et sa force de vie étaient une sorte de lasso. Dans le même temps, il sentit Hedron et les autres le tirer en arrière. La douleur fut instantanée, énorme, comme si on le pourfendait en deux. Puis vint la sensation d’être aspiré. Une sensation ignoble, comme si quelqu’un lui arrachait lentement les intestins, en les déroulant avec soin. Avec toujours, comme fond sonore dans ses oreilles et au cœur de son cerveau, ce bourdonnement infernal.