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Trudy essaya de lever la voix, d’appeler un flic au secours. Mais il ne sortit rien d’autre qu’un vague petit soupir.

L’apparition lui braqua son doigt sous le nez.

— Tu ferais mieux de décamper sur-le-champ. Et si tu essaies d’appeler un policier ou de soulever un détachement, je te retrouverai, et je t’arracherai les seins.

Elle s’empara d’un des plats qu’elle portait dans sa sacoche en osier. Trudy s’aperçut que le bord incurvé du plat était en métal, aussi aiguisé qu’un couteau de boucherie, et se rendit compte qu’elle luttait pour ne pas mouiller son pantalon.

Je te retrouverai, et je t’arracherai les seins, ajouté à ce genre de matériel, voilà qui faisait son petit effet. Zip-zap, et une mastectomie instantanée, une. Ô juste ciel.

— Bonne journée à vous, madame, s’entendit prononcer Trudy.

On aurait dit un patient en train d’essayer de dire quelque chose au dentiste, avant que l’effet de la novocaïne ne se dissipe.

— Profitez bien de ces chaussures, portez-vous bien.

Non pas que l’apparition eût l’air de tellement bien se porter. Pas même avec ses nouvelles jambes et ses pieds tout blancs.

Trudy reprit son chemin. Elle descendit la 2e Avenue. Elle tenta de se convaincre (sans aucun succès) qu’elle n’avait pas vu cette femme débouler de nulle part en face du 2, Hammarskjöld Plaza, cet immeuble que les employés du coin appelaient pour rire la Tour Noire. Elle tenta de se dire (sans plus de succès) que c’était le prix à payer quand on mangeait trop de rôti et de frites. Elle aurait dû s’en tenir à son régime habituel, gaufre et œuf à cheval, c’est pour ça qu’on allait chez Dennis, crêpes et gaufres, pas pour se faire un bœuf rôti et des frites, et pour s’en convaincre, il suffisait de regarder ce qui venait de lui arriver, à elle. Elle voyait des apparitions afro-américaines, et…

Et son sac ! Son sac en toile Borders ! Elle avait dû le laisser tomber !

Pas si bête. Elle s’attendait depuis tout à l’heure à ce que la femme lui coure après, hurlant comme un chasseur de têtes tout droit sorti des jungles profondes de Papouasie. Elle avait dans le dos comme des pourmillements et des ficotements (elle savait que l’expression était des fourmillements et des picotements, pourtant ça lui paraissait mieux dans ce sens-là, plus froid, plus impersonnel), là où le plat de cette folle viendrait entailler sa chair, pour qu’elle puisse lui sucer le sang et lui dévorer un rein, avant de venir se planter, encore tout vibrant, dans les confins crayeux de sa colonne vertébrale. Elle l’entendrait venir, elle en était certaine sans savoir comment, ça ferait un sifflement, comme une toupie pour les gosses, avant de venir se ficher dans son corps et que du sang chaud lui gicle sur les fesses et l’arrière des cuisses…

Et alors elle cessa de lutter. Sa vessie se relâcha, l’urine jaillit, et l’avant de son pantalon (un pantalon de tailleur Norma Kamali absolument ruineux) se décora soudain d’une triste auréole, plus sombre. Ce n’est qu’au croisement de la 2e Avenue et de la 45e Rue que Trudy — qui ne redeviendrait plus jamais la femme avec les pieds bien sur terre qu’elle avait cru être — se sentit enfin capable de s’arrêter, et de se retourner. Elle n’avait plus tellement de pourmillements et de ficotements. Juste cette chaleur à l’entrejambe.

Et la femme, la folle apparition, avait disparu.

DEUX

Trudy gardait quelques vêtements de sport — des T-shirts et un ou deux vieux jeans — dans le placard de son bureau. Lorsqu’elle fut de retour chez Guttenberg, Furth et Patel, sa première priorité fut de se changer. La seconde, d’appeler la police. C’est l’agent Paul Antassi qui prit son appel.

— Je m’appelle Trudy Damascus, et je viens de me faire agresser sur la 2e Avenue.

À l’autre bout du fil, l’agent Antassi se montra très compréhensif et Trudy se prit à imaginer une sorte de George Clooney italien. Ce qui se tenait, si on considérait le nom du policier, et les yeux et la chevelure sombres de Clooney. Antassi ne ressemblait pas le moins du monde à Clooney, mais bon, il ne fallait pas s’attendre à des miracles et à des stars de cinéma, on était dans la vie réelle. Encore que… après ce qui venait de lui arriver au coin de la 2e et de la 46e à treize heures dix-neuf, heure d’été…

L’agent Antassi vint vers trois heures et demie, et elle se retrouva à lui raconter tout ce qui lui était arrivé, dans les moindres détails, même la partie concernant les pourmillements et les ficotements, et cette certitude étrange que cette femme allait lui balancer son plat dans le dos…

— Un plat avec un bord aiguisé, vous dites ? demanda Antassi, tout en griffonnant des notes sur son carnet. Et lorsqu’elle répondit que oui, il hocha la tête avec compassion.

Ce hochement de tête eut pour elle quelque chose de bizarrement familier, mais à ce moment-là elle était trop impliquée dans son histoire pour creuser un peu plus loin. Plus tard, néanmoins, elle se demanderait comment elle avait pu être aussi naïve. C’était ce même hochement de tête compréhensif qu’elle avait vu dans les films où une pauvre fille pète un plomb, de Une vie volée, avec Winona Ryder, jusqu’à La Fosse aux serpents, avec Olivia de Havilland.

Mais à cet instant, elle était bien trop occupée. Trop occupée à raconter à l’agent Antassi comment le jean de l’apparition pendait sur le trottoir, en dessous du genou. Et quand elle eut terminé, c’est là qu’elle entendit pour la première fois l’hypothèse de la femme noire déboulant de derrière un abribus. Et aussi — trop bonne, celle-là — l’hypothèse de la femme noire sortant d’une de ces petites boutiques, il y en avait des milliards dans ce coin-là. Quant à Trudy, elle put inaugurer son petit laïus selon lequel il n’y avait pas d’arrêts de bus dans ce secteur, pas dans cette partie de la 46e Rue, ni de l’autre côté, d’ailleurs. Et aussi le laïus selon lequel toutes les petites boutiques avaient migré dans le centre depuis que le 2, Hammarskjöld Plaza avait poussé, et ça devait devenir un de ses petits numéros les plus rodés, elle finirait sans doute avec un sketch sur une foutue radio locale un de ces jours.

Pour la première fois, on lui demanda ce qu’elle avait pris pour le déjeuner avant de voir apparaître cette femme, et pour la première fois elle comprit qu’il s’agissait d’une version XXe siècle du repas d’Ebenezer Scrooge[2] avant l’apparition de son vieux (et défunt) associé : des pommes de terre et du rosbif. Sans parler d’une bonne dose de moutarde.

Elle ne pensa même pas à demander à l’agent Antassi si ça le tenterait de venir dîner un de ces soirs avec elle.

En fait, elle le mit carrément à la porte de son bureau.

Quelques minutes plus tard, Mitch Guttenberg passa la tête par l’embrasure.

— Ils pensent pouvoir retrouver votre sac, Tru…

— Allez au diable, dit Trudy sans lever la tête. Sur-le-champ.

Guttenberg remarqua son teint blême et ses dents serrées.

Et il ressortit sans dire un mot.

TROIS

Trudy quitta le bureau à cinq heures moins le quart, ce qui pour elle était tôt. À pied, elle retourna au coin de la 2e et de la 46e, et malgré les pourmillements et les ficotements qui lui remontaient le long des jambes et dans l’estomac à mesure qu’elle se rapprochait de Hammarskjöld Plaza, elle n’hésita pas une seconde. Elle se tint debout au croisement, ignorant aussi bien le signal « PASSEZ PIÉTONS » blanc que le « ATTENDEZ PIÉTONS » rouge. Elle décrivit des petits cercles sur le trottoir, sans remarquer les passants qui la croisaient sur la 2e Avenue, sans un regard pour elle non plus.

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2

Vieillard radin, personnage principal du Conte de Noël de Charles Dickens. (N.d.T.)