Elle le replaça dans la poubelle et jeta un œil de l’autre côté de la 2e Avenue, là où avait basculé sa façon de voir la vie. Peut-être pour toujours.
Elle m’a pris mes chaussures. Elle a traversé la rue, elle est venue s’asseoir ici pour les enfiler. Elle a gardé mon sac, mais elle a jeté le Times. Pourquoi voulait-elle mon sac ? Elle n’avait pas de chaussures à elle à mettre dedans.
Puis Trudy crut deviner pourquoi. Cette femme y avait rangé ses plats. Si un flic y jetait un œil, il se demanderait sans doute ce qu’on pouvait bien servir sur des plats tellement tranchants qu’on risquait d’y laisser un doigt, en les attrapant au mauvais endroit.
OK, et alors où est-ce qu’elle est allée ?
Il y avait un hôtel, au coin de la 1re et de la 46e. Autrefois, c’était l’hôtel Plaza de l’ONU. Trudy ne savait pas comment il s’appelait, à présent, et elle s’en moquait. Elle n’avait pas non plus envie d’aller jusque-là pour demander si une femme noire en jean et chemise blanche tachée n’y serait pas venue, quelques heures plus tôt. Elle avait cette intuition très forte que c’était précisément ce qu’avait fait sa version du fantôme de Jacob Marley[3], mais elle n’avait aucune intention d’aller vérifier son intuition. Mieux valait laisser couler. Des chaussures, ça se trouvait très facilement, dans cette ville, tandis que la santé mentale, sa santé mentale…
Il valait mieux rentrer tranquillement à la maison, prendre une bonne douche, et… laisser couler. Sauf que…
— Il y a quelque chose qui cloche, dit-elle, et un homme qui passait sur le trottoir tourna la tête vers elle.
Elle lui répondit par un regard de défi.
— Quelque part, il y a quelque chose qui cloche vraiment. Ça…
Penche est le mot qui lui vint naturellement, mais elle ne le prononça pas. Comme si ça risquait de faire basculer ce qui penchait.
L’été fut peuplé de cauchemars, pour Trudy Damascus. Dans certains apparaissait la femme, puis elle se mettait à grandir. Ceux-là étaient terribles, mais ce n’étaient pas les pires. Dans les plus horribles, elle se tenait dans le noir, et d’effroyables carillons résonnaient et elle sentait cette chose pencher, pencher de plus en plus, vers le point de non-retour.
SOLISTE :
CHŒUR :
QUATRIÈME COUPLET
LE DOGAN DE SUSANNAH
La mémoire de Susannah était devenue désespérément lacunaire, totalement imprévisible, comme la transmission sur une vieille voiture. Elle se rappelait le combat contre les Loups, et Mia qui attendait patiemment que ça se termine…
Non, ce n’était pas vrai. Pas équitable. Mia avait fait bien plus qu’attendre patiemment que ça se termine. Elle avait encouragé Susannah (et les autres), unissant son cœur de guerrière aux leurs. Elle tenait le travail en suspens pendant que la mère porteuse de son p’tit gars causait une hécatombe avec ses plats. Seulement les Loups s’étaient trouvés être des robots, alors pouvait-on vraiment dire que…
Oui. Oui, on pouvait le dire. Parce qu’ils étaient plus que des robots, bien plus, et qu’on les avait tués. On s’était comporté avec droiture, on leur avait explosé la tête.
Mais ce n’était plus le propos, c’était terminé, à présent. Et dès la seconde où ça s’était arrêté, elle avait senti les contractions revenir, en plus fort. Elle allait avoir ce gosse sur le bord de cette fichue route, si elle n’y prenait garde ; et alors il mourrait, parce qu’il avait faim, le p’tit gars de Mia, lovait faim, et…
Aide-moi par pitié !
Mia. Et impossible de ne pas réagir à ses supplications. Même à cet instant, alors qu’elle sentait Mia la mettre à l’écart (tout comme Roland avait su mettre Detta Walker à l’écart), il lui était impossible de ne pas réagir au cri de panique de cette mère. En partie, se dit-elle, parce que c’était son propre corps qu’elles partageaient, et que ce corps s’était déclaré en faveur du bébé. Sans doute ne pouvait-il pas faire autrement. Aussi lui avait-elle donné son aide. Elle avait fait ce que Mia ne pouvait plus faire, elle avait retardé encore un peu l’accouchement.
Même si elle savait que cet état serait préjudiciable au p’tit gars (c’est drôle comme cette expression s’immisçait dans ses pensées, comme elle se l’appropriait au même titre que Mia l’avait faite sienne) s’il se maintenait trop longtemps. Elle se rappela cette histoire que lui avait racontée une fille de son dortoir, lors d’une longue soirée entre filles, à la fac de Columbia ; elles devaient être cinq ou six, assises en pyjama, à fumer et à faire tourner une bouteille de Wild Irish Rose — absolument verboten, et donc deux fois plus délicieux. L’histoire parlait d’une fille d’à peu près leur âge, au cours d’un voyage en voiture, d’une fille qui n’avait pas osé dire à ses amies qu’elle avait besoin de s’arrêter pour faire pipi. Dans l’histoire, la vessie de la fille avait éclaté, et elle en était morte. C’étaient le genre de récit dont on se disait à la fois que c’étaient des conneries, tout en le croyant à cent pour cent. Et le p’tit gars… le bébé…
Mais quel que fût le danger, elle avait su interrompre les contractions. Parce qu’il y avait des interrupteurs, pour ça. Quelque part.
(dans le Dogan)
Sauf que les machines à l’intérieur du Dogan n’avaient jamais été conçues pour ce qu’elle — ce qu’elles…
(nous)
lui faisaient faire. L’installation finirait par surchauffer et
(rupture)
toutes les machines prendraient feu et disparaîtraient en fumée. Les alarmes se mettraient à hurler. Les écrans de contrôle s’éteindraient. Combien de temps encore ? Susannah n’en savait rien.
Elle se rappelait vaguement avoir sorti son fauteuil roulant d’un bucka alors que personne ne faisait attention à elle, tous en train de fêter leur victoire et de pleurer leurs morts. Escalader et soulever n’étaient pas chose facile quand on n’avait pas de jambes, mais ce n’était pas aussi difficile que les gens se l’imaginaient parfois. Et puis, elle avait l’habitude des obstacles de tous les jours — de monter ou descendre des toilettes jusqu’à attraper un livre sur une étagère, un livre qui lui était autrefois accessible (elle avait un escabeau pour ce genre d’exercice, dans chacune des pièces de son appartement de New York). Quoi qu’il en soit, Mia se montrait insistante — en fait, c’est même elle qui l’avait guidée, comme un cow-boy guiderait un veau sans mère. Aussi Susannah s’était-elle hissée dans le bucka, en avait extrait son fauteuil, puis s’était glissée presque directement dedans. Pas aussi facile que de faire rouler une bûche, mais elle avait déjà fait bien pire, depuis qu’elle avait perdu environ cinquante centimètres de jambes.
3
Défunt associé d’Ebenezer Scrooge, qui lui apparaît en revenant, à la veille de Noël.