— Écoutez-moi, jeune homme, répliqua Henchick, et entendez-moi bien, je vous prie. Le jour se fait vieux.
Il disait vrai. Jamais de toute sa vie Roland n’avait vu une journée lui filer aussi rapidement entre les doigts. Elle avait commencé par la bataille avec les Loups, peu après l’aube, puis il y avait eu les réjouissances de la victoire et les larmes du deuil (bien que leurs pertes humaines fussent incroyablement réduites), là sur la route. Ils étaient revenus à la réalité en prenant conscience de la disparition de Susannah, ils avaient suivi le sentier jusqu’à la grotte, et ils y avaient fait des découvertes. Le temps pour eux de retourner sur le champ de bataille de la Route de l’Est, il était plus de midi. La plupart des villageois étaient partis, ramenant triomphalement chez eux leurs enfants sains et saufs. Henchick avait volontiers accepté de tenir cette palabre, mais quand ils étaient arrivés au presbytère, le soleil avait déjà basculé du mauvais côté du ciel.
On va peut-être réussir à prendre une nuit de sommeil, finalement, se dit Roland, sans savoir s’il devait s’en réjouir ou s’en attrister. Ce qu’il savait en revanche, c’est qu’un peu de repos ne lui aurait pas fait de mal.
— J’écoute et j’entends, acquiesça Eddie.
Mais Roland n’avait pas retiré la main de son épaule, et il sentait le jeune homme trembler.
— Même si nous étions d’accord pour y aller, nous ne pourrions convaincre assez d’hommes de nous accompagner, ajouta Henchick.
— Vous êtes leur dinh…
— Si fait, c’est ainsi que vous dites, et je suppose que vous dites vrai, bien que ce ne soit pas notre terme à nous, intuitez bien. Ils me suivraient en toutes choses ou presque, et ils mesurent la dette qu’ils ont envers votre ka-tet, au-delà de cette simple journée, et ils vous diraient grand merci de toutes les manières possibles. Mais pas en prenant à la nuit tombée le sentier qui mène à ce lieu hanté.
Henchick secouait la tête lentement, d’un air catégorique.
— Non — voilà une chose qu’ils ne feraient pas. Écoutez, jeune homme. Cantab et moi pouvons être rentrés au Kraten du Sentier Rouge bien avant la nuit noire. Là nous convoquerons nos semblables au Tempa, ce qui, chez nous, est l’équivalent de la Salle du Conseil pour les oublieux.
Il jeta un regard furtif à Callahan.
— Grand pardon si le terme vous offense, Père.
Callahan hocha la tête d’un air distrait sans lever les yeux de son livre, qu’il tournait et retournait entre ses mains. L’ouvrage était protégé par une couverture plastifiée, comme le sont souvent les premières éditions. Sur la page de garde, on pouvait lire le prix, inscrit d’un trait léger, au crayon à papier : 950$. Le deuxième roman d’un jeune homme, un illustre inconnu. Le Père se demandait ce qui lui donnait tant de valeur. S’il croisait le propriétaire de la librairie, un certain Calvin Tower, il ne manquerait pas de lui poser la question. Et ce ne serait que la première d’une longue série.
— Nous leur expliquerons ce que tu attends d’eux, et nous demanderons des volontaires. Sur les soixante-huit hommes que compte le Kraten du Sentier Rouge, je parie que seuls quatre ou cinq refuseront de vous prêter main-forte — d’unir leurs forces aux vôtres. Ce qui fera un khef très puissant. C’est ainsi que vous dites ? le khef ? Le partage ?
— Oui, confirma Roland. Le partage de l’eau, voilà ce que nous disons.
— On ne pourrait pas faire entrer autant de monde dans cette grotte, intervint Jake. Même en en mettant une moitié sur les épaules de l’autre moitié.
— Ce ne sera pas la peine, répondit Henchick. Nous mettrons à l’intérieur les plus forts — ceux que nous appelons les émissaires. Les autres s’aligneront sur le sentier, main dans la main, pendule contre pendule. Ils y seront avant que le soleil atteigne la ligne des toits, demain matin. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.
— Il nous faudra la nuit pour rassembler nos aimants et nos pendules, de toute façon, ajouta Cantab.
Il regardait Eddie avec l’air de s’excuser, de la peur dans le regard. Il était évident que le jeune homme souffrait atrocement.
Et c’était un pistolero. Un pistolero pouvait frapper, et lorsque cela se produisait, ce n’était jamais à l’aveuglette.
— Il sera peut-être trop tard, fit Eddie, d’une voix éteinte.
Il posa sur Roland ses yeux noisette. Ils étaient injectés de sang et noirs d’épuisement.
— Demain, il sera peut-être trop tard, à supposer que la magie n’ait pas disparu.
Roland ouvrit la bouche, et Eddie le mit en garde en levant l’index.
— Ne me parle pas du ka, Roland. Si tu prononces encore une fois le mot « ka », je te jure que ma tête va exploser.
Roland referma la bouche.
Eddie se retourna vers les deux hommes barbus, vêtus de leurs longues capes sombres de Quakers.
— Et vous ne pouvez pas jurer que la magie sera encore là, n’est-ce pas ? Ce qui est sans doute encore ouvert ce soir se sera peut-être refermé pour toujours sur nous, demain. Et tous les aimants et les pendules de plomb de tous les Manni de la Création ne pourront plus le rouvrir.
— Si fait, reconnut Henchick. Mais ta femme a emporté le cristal magique, et quoi que tu en penses, l’Entre-Deux-Mondes et les terres frontalières se trouvent bien soulagés d’en être débarrassés.
— Je vendrais mon âme pour le tenir entre mes mains en ce moment même, lâcha Eddie d’une voix claire.
Ils eurent tous l’air choqués par cette affirmation, même Jake, et Roland ressentit une forte envie d’ordonner à Eddie de retirer ce qu’il venait de dire, de se rétracter immédiatement. Des forces puissantes œuvraient contre leur quête de la Tour, des forces obscures, et la Treizième Noire était leur sigleu le plus évident. Tout dépendait des mains dans lesquelles ces forces tombaient, et les cristaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien possédaient un glam maléfique qui leur était propre, la Noire plus que tous les autres. Peut-être même que tous les autres réunis. Roland se disait que, même s’ils l’avaient eue entre les mains, il aurait fait l’impossible pour la garder hors de portée d’Eddie. Vu l’état de chagrin dément dans lequel le jeune homme se trouvait, il ne faudrait pas plus de quelques secondes au Cristal pour le détruire ou en faire son esclave.
— Les pierres pourraient boire, si elles avaient une bouche, dit sèchement Rosa, les faisant tous sursauter. Eddie, sans même tenir compte de la magie, visualisez le sentier qui mène à la grotte. Puis imaginez-vous cinq ou six douzaines d’hommes, dont la plupart aussi âgés que le vieil Henchick lui-même, dont deux ou trois aussi aveugles que des chauves-souris, essayant de le gravir en pleine nuit.
— Et le rocher, renchérit Jake. Rappelle-toi ce rocher contre lequel il faut se glisser, avec les pieds pendant au-dessus du vide ?
À contrecœur, Eddie hocha la tête. Roland le vit lutter pour accepter ce qu’il ne pouvait changer. Pour retrouver la raison, presque à tâtons.
— Susannah Dean est un pistolero, elle aussi, dit Roland. Il se peut qu’elle réussisse à s’en tirer toute seule pendant un moment.
— Je ne crois pas que Susannah puisse encore faire quoi que ce soit, répliqua Eddie, et toi-même tu ne le crois pas. Après tout, c’est l’enfant de Mia, et c’est Mia qui commande, jusqu’à la naissance du bébé — du p’tit gars.