Visualise.
C’est ce qu’elle fit. Ce qu’elle essaya de faire.
Ouvre.
Elle ouvrit les yeux. Sur le panneau de commande en face d’elle, elle vit deux gros cadrans et un interrupteur à bascule, là où auparavant se trouvaient des rhéostats et des diodes clignotantes. Les cadrans semblaient être en bakélite, comme les boutons du four de sa mère, dans la maison où elle avait grandi. Elle n’en fut pas surprise outre mesure ; tout ce qu’on imagine, si exubérant que cela paraisse, n’est rien d’autre qu’une version déguisée de ce que l’on connaît déjà.
Le cadran à sa gauche portait la mention « TEMP. ÉMOTIONNELLE ». Les graduations allaient de 32 à 212 (32 en bleu, 212 en rouge vif). Il était en position sur 160. Le cadran du milieu portait quant à lui la mention « FORCE DE TRAVAIL ». Les chiffres allaient de 1 à 10, et il indiquait présentement 9. L’étiquette placée sous l’interrupteur disait seulement « P’TIT GARS », et il n’y avait que deux positions possibles : « RÉVEILLÉ », ou « ENDORMI ». Il était actuellement « RÉVEILLÉ ».
En levant les yeux, Susannah constata qu’un des écrans diffusait des images d’un fœtus in utero. Il s’agissait d’un garçon. D’un beau garçon. Son pénis minuscule flottait comme un brin de varech sous la boucle paresseuse de son cordon ombilical. Il avait les yeux ouverts, et bien que le reste de l’image fût en noir et blanc, ses yeux étaient d’un bleu perçant. Le regard du p’tit gars semblait se planter droit dans le sien.
Ce sont les yeux de Roland, pensa-t-elle, tellement ahurie qu’elle se sentit totalement idiote. Comment est-ce possible ?
Ça n’était pas possible, bien entendu. Ce n’était là rien d’autre que le travail de son imagination, une technique de visualisation, rien de plus. Mais si tel était le cas, pourquoi imaginerait-elle les yeux bleus de Roland ? Pourquoi pas les yeux noisette de son mari ?
Ça n’est pas le moment. Fais ce que tu as à faire.
Tout en se mordant la lèvre inférieure, elle tendit la main vers le cadran « TEMP. ÉMOTIONNELLE » (sur l’écran de contrôle montrant le banc dans le parc, Mia se mit elle aussi à se mordre la lèvre). Elle hésita, puis le fit tourner jusqu’à 72, exactement comme s’il s’agissait d’un thermostat. D’ailleurs, n’était-ce pas tout à fait ça ?
Elle sentit un grand calme l’envahir instantanément. Elle se détendit sur sa chaise, et ses dents libérèrent sa lèvre. Sur son banc, la femme fit de même. Très bien. Jusqu’ici, pas de problème.
Elle hésita de nouveau, la main en suspens au-dessus du cadran « FORCE DE TRAVAIL », puis se rabattit sur l’interrupteur « P’TIT GARS ». Elle le fit basculer en position « ENDORMI ». Les yeux du bébé se fermèrent sur-le-champ. Susannah s’en trouva étrangement soulagée. Ces yeux bleus la décontenançaient.
Bien. Retour à « FORCE DE TRAVAIL ». Susannah avait comme l’impression que c’était le plus important, ce qu’Eddie aurait appelé le Grand Casino. Elle saisit le cadran, lui imprima une légère rotation et ne fut pas surprise de constater que ce vieux truc résistait. Il ne voulait pas tourner.
Mais tu vas tourner, songea Susannah. Parce qu’on a besoin que tu tournes. On en a besoin.
Elle s’en empara fermement et se mit à le faire pivoter doucement, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une douleur lui vrilla la tête et elle fit la grimace. Elle se sentit momentanément la gorge serrée, comme si elle s’était coincée un os de poulet dans l’œsophage, puis les deux douleurs disparurent. À sa droite, tout un pan de diodes s’alluma, en orange pour la plupart, quelques-unes rouge vif.
« ATTENTION », fit une voix ressemblant sinistrement à celle de Blaine le Mono. « CETTE OPÉRATION POURRAIT NUIRE AUX PARAMÈTRES DE SÉCURITÉ. ».
Sans déconner, Einstein, pensa Susannah.
Le cadran « FORCE DE TRAVAIL » était positionné sur 6. Lorsqu’elle descendit à 5, une autre série de diodes orange et rouges s’alluma brusquement et trois des moniteurs diffusant des vues de La Calla s’éteignirent d’un coup, dans un grésillement. Elle ressentit une nouvelle douleur dans la tête, comme si des doigts invisibles lui comprimaient le crâne. Quelque part sous elle, des moteurs ou des turbines se mirent en route en gémissant. Des gros, à en juger par le bruit. Elle en sentait la pulsation sous ses pieds, nus, bien sûr — c’était Mia qui avait pris les chaussures. Très bien, se dit-elle, avant tout ça, je n’avais pas de pieds du tout, alors peut-être que j’ai une longueur d’avance, finalement.
« ATTENTION, répéta la voix synthétique, CE QUE TU FAIS EST DANGEREUX, SUSANNAH DE NEW YORK. ENTENDS-MOI, JE TE PRIE. C’EST MAL DE VOULOIR ROULER MÈRE NATURE. »
Un des proverbes de Roland lui revint en mémoire : « Fais ce que tu as à faire, je ferai ce que moi j’ai à faire, et on verra qui gagnera l’oie. » Elle n’était pas certaine de la signification, mais ça lui paraissait adéquat, dans cette situation, aussi le répéta-t-elle à voix haute, tout en faisant pivoter le cadran sur 4, 3…
Elle espérait le faire descendre jusqu’à 1, mais la douleur qui lui traversa la tête lorsque ce stupide truc passa le 2 était tellement intense — et la nausée qui la submergea tellement violente — qu’elle retira sa main.
La douleur persista quelques instants — s’intensifia même — et elle crut qu’elle allait la tuer. Mia basculerait du banc sur lequel elle était assise, et elles se retrouveraient mortes toutes les deux avant que leur corps commun ne heurte le sol, au pied de la statue en forme de tortue. Le lendemain ou le surlendemain, ses restes atterriraient gentiment dans la fosse commune. Et que mettrait-on sur le certificat de décès ? Crise cardiaque ? Attaque ? Ou peut-être ce bon vieux classique du médecin pressé, « causes naturelles » ?
Mais la douleur décrut et Susannah constata qu’elle était toujours en vie. Elle était assise face au panneau de commande, avec ces deux cadrans et cet interrupteur ridicules, à prendre de longues inspirations et à éponger la sueur qui perlait sur ses joues et dans la paume de ses mains. Saperlipopette, pour ce qui était de sa technique de visualisation, elle pouvait s’inscrire pour les championnats du monde.
C’est plus que de la visualisation — tu en as conscience, pas vrai ?
Sans doute, oui. Quelque chose l’avait changée — les avait tous changés. Jake avait attrapé le don de shining, une sorte de télépathie. Eddie avait développé (et développait toujours) une faculté particulière de créer de puissants talismans — dont l’un leur avait déjà servi à ouvrir une porte entre deux mondes. Et elle ?
Moi, je… je vois. C’est tout. Si je vois assez fort, les choses deviennent réelles. Tout comme Detta Walker était devenue réelle.
Partout dans sa version du Dogan, des lumières orange s’étaient mises à clignoter. Sous ses yeux, certaines virèrent au rouge. Sous ses pieds — des pieds « invités d’honneur », comme elle les considérait —, le sol se mit à trembler, dans un raclement sonore. Encore un peu et des fissures lézarderaient le revêtement fatigué. Des fissures qui iraient en s’élargissant. Mesdames et messieurs, bienvenue dans la Maison Usher.
Susannah se leva de sa chaise et balaya la pièce du regard. Il fallait rentrer. Avait-elle autre chose à faire, auparavant ?
Et il lui sembla que oui.