C’est la voix de Detta Walker qui répondit. Une voix brutale, grossière, qui ne souffrait aucune discussion.
— Rien à fout’, du ka. Et tu fais bien d’t’en souv’ni’. T’as des soucis, ma fille. T’as un polichinelle dans l’ti’oi’, tu sais mêm’ pas c’que c’est. T’as des gens qui disent qu’i’vont t’aider, tu sais mêm’ pas qui c’est. Me’de, tu sais mêm’ pas à quoi ça ’semble, un téléphone, et où ça s’t’ouve. Alo’s on va ’ester assises là, et tu vas m’di’e c’qui s’passe, maint’nant. On va palab’er, ma fille, et tant qu’tu joue’as pas fane jeu, on va ’ester là avec nos sacs jusqu’à la nuit noi’e, et pis tu pond’as ton p’tit chou su’ ce banc, et tu l’nettoie’as dans cette foutue fontaine qu’est là.
La femme sur son banc découvrit les dents en un sourire ignoble, du Detta Walker tout craché.
— Toi tu l’aimes, ce p’tit gars… et Susannah, elle l’aime aussi un p’tit peu… mais moi, on m’a foutue deho’s de c’co’ps, alo’s c’est t’dire si je… m’en… FOUS.
Une femme avec une poussette (qui avait l’air aussi divinement légère que le fauteuil roulant que Susannah avait dû abandonner) lança un regard craintif en direction du banc puis se mit à pousser son propre bébé tellement vite qu’elle en courait presque.
— Alo’s ! s’exclama Detta d’un air ravi. C’est coquet, ce p’tit coin, tu t’ouv’es pas ? Le temps ’êvé pour un p’tit b’in d’eausette en plein ai’. Tu m’écoutes, maman ?
Aucune réaction de Mia, fille de personne et mère d’un seul. Mais Detta ne se laissa pas décontenancer ; son sourire s’élargit.
— Tu m’entends, je l’vois bien. Tu m’entends nickel. Alo’s on va l’avoi’, cette p’tite discussion. On va palab’er.
SOLISTE :
CHŒUR :
CINQUIÈME СOUPLET
LA TORTUE
Mia dit : On parlera mieux — plus vite et plus facilement — si on le fait face à face. Mais comment ? demanda Susannah.
On va tenir palabre dans le château, répondit vivement Mia. Le Château sur l’Abysse. Dans la salle de banquet. Tu te rappelles la salle de banquet ?
Après une hésitation, Susannah acquiesça. Elle n’avait recouvré que récemment ses souvenirs de la salle de banquet, ils étaient donc encore vagues. Elle ne s’en plaignait pas, d’ailleurs. Mia avait bâfré là-bas… avec enthousiasme, pour le moins. Elle s’était servie dans tous les plats (avec les doigts, la plupart du temps) et avait bu dans plusieurs verres, le tout en parlant à des tas de fantômes, à chaque fois avec des voix d’emprunt. D’emprunt ? Bon sang, des voix volées, oui. Pour deux d’entre elles, Susannah les connaissait très bien. La première avait les accents nerveux — et le côté bêcheur — de la voix « mondaine » d’Odetta Holmes. La seconde rappelait plutôt le beuglement braillard à la « j’m’en fous pas mal » de Detta. L’usurpation de Mia avait gagné toutes les facettes de la personnalité de Susannah, semblait-il, et si Detta Walker était de retour, tellement remontée et prête à en découdre, c’était en grande partie dû à l’intervention de cette inconnue indésirable.
Le Pistolero m’a vue, là-bas, dit Mia. Et le garçon, aussi.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
Je les ai déjà rencontrés, tous les deux.
Qui ? Jake et Roland ?
Si fait, eux.
Où ? Quand ? Comment pourrais-tu les…
On ne peut pas parler, ici. S’il te plaît. Trouvons-nous un coin plus intime.
Un coin avec un téléphone, c’est ça que tu veux dire ? Pour que tes amis puissent t’appeler.
Je ne sais que peu de chose, Susannah de New York, mais le peu que je sache, je pense que tu serais heureuse de l’entendre.
C’était aussi ce que pensait Susannah. Et bien qu’elle n’eût pas particulièrement envie de voir Mia exaucer son souhait, elle aussi avait hâte de quitter la 2e Avenue. Pour un éventuel piéton, sa chemise avait peut-être l’air éclaboussée de crème au chocolat ou de café séché, mais Susannah elle-même avait une conscience aiguë de ce sang sur elle : pas n’importe quel sang, mais le sang d’une femme courageuse qui avait su se battre jusqu’au bout pour sauver les enfants de sa ville.
Et puis il y avait ces sacs, éparpillés à ses pieds. Elle avait vu des tas de folken à sacs, à New York, si fait. Maintenant elle avait l’impression d’en être une elle-même, et ça ne lui plaisait pas. Ce n’était pas comme ça qu’elle avait été élevée, aurait dit sa mère. À chaque fois qu’elle croisait le regard d’un passant sur le trottoir ou coupant par le petit parc, elle avait envie de lui dire qu’elle n’était pas folle, contrairement aux apparences — sa chemise tachée, son visage dégoûtant, ses cheveux trop longs et en désordre, sans sac à main, rien que ces trois sacs à ses pieds. Sans abri, si fait — pouvait-on être plus à la rue qu’elle ne l’était, non seulement sans lieu où aller, mais hors de tout temps ? Sans abri, mais avec toute sa tête. Il lui fallait palabrer avec Mia, comprendre ce qui se passait ici, voilà qui était certain. Quant à ce qu’elle voulait, c’était bien plus simple : se laver, enfiler des vêtements propres et se cacher des regards extérieurs pendant au moins un petit moment.
Autant vouloir décrocher la lune, trésor, se dit-elle à elle-même… et à Mia, si cette dernière l’écoutait. L’intimité, ça coûte de l’argent. Tu te trouves dans une version de New York où le moindre hamburger te coûtera au minimum un dollar, si dingue que ça puisse paraître. Et tu n’as pas un sou sur toi. Rien qu’une douzaine de plats affûtés et une boule de cristal genre magie noire. Alors tu comptes faire quoi ?
Avant qu’elle ait pu approfondir la question, New York fut balayé du décor et elle se retrouva dans la Grotte de la Porte. Lors de sa première visite, elle n’avait pratiquement pas prêté attention à ce qui l’entourait — c’était Mia qui était aux commandes, pressée de fuir par la porte — mais à présent, tout apparaissait très clairement. Le Père Callahan était là. Ainsi qu’Eddie. Et son frère, en un sens. Susannah entendait la voix d’Henry Dean remonter des profondeurs de la grotte, à la fois sarcastique et consternée.