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— J’suis en enfer, frérot ! J’suis en enfer et je peux pas me faire un fix, et tout ça c’est ta faute !

Le sentiment de confusion de Susannah n’était rien, comparé à la fureur que déclencha en elle cette voix autoritaire et capricieuse.

— Presque tout ce qui est arrivé de mal à Eddie, c’était ta faute, à toi ! hurla-t-elle. Tu aurais mieux fait de rendre service à tout le monde, et de mourir jeune, Henry !

Les autres personnes présentes dans la grotte ne tournèrent même pas la tête vers elle. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-elle venue vaadasch depuis New York, juste pour s’éclater un peu ? Si tel était le cas, pourquoi n’avait-elle pas entendu le carillon ?

Chut. Chut, mon amour. C’était la voix d’Eddie, dans sa tête, claire comme de l’eau de roche. Regarde, plutôt.

Tu l’entends ? demanda-t-elle à Mia. Est-ce que tu…

Oui ! Maintenant la ferme !

— Combien de temps va-t-on devoir rester là, d’après vous ? demanda Eddie à Callahan.

— Un bon moment, j’en ai peur, répondit ce dernier, et Susannah comprit qu’elle assistait à une scène qui s’était déjà produite.

Eddie et Callahan s’étaient rendus à la Grotte de la Porte pour essayer de localiser Calvin Tower et son ami, Deepneau. Juste avant l’épreuve de force avec les Loups. C’était Callahan qui avait passé la porte. La Treizième Noire s’était emparée d’Eddie, pendant l’absence du Père. Elle l’avait presque tué. Callahan avait reparu juste à temps pour empêcher Eddie de se jeter dans le ravin, en contrebas.

Maintenant, néanmoins, Eddie sortait le sac — rose, oui, elle savait qu’elle avait raison, du côté de La Calla, il était rose — de sous l’encombrante bibliothèque de livres rares de sai Tower, en le traînant au sol. Ils avaient besoin de la boule de cristal dans le sac, pour la même raison que Mia la voulait : parce qu’elle ouvrait la Porte Dérobée.

Eddie le souleva, pivota sur lui-même, puis s’immobilisa brusquement. Il fronçait les sourcils.

— Que se passe-t-il ? demanda le Père Callahan.

— Il y a quelque chose, là-dedans, répondit le jeune homme.

— La boîte…

— Non, dans le sac. Cousu dans la doublure. On dirait une sorte de petit caillou.

Soudain, Susannah eut l’impression qu’il la regardait bien en face, et elle se rendit compte qu’elle était assise sur ce banc, dans le parc. Elle n’entendait plus les voix de la grotte, mais le sifflement liquide de la fontaine. La grotte s’évanouit peu à peu. Eddie et Callahan s’évanouirent peu à peu. Elle entendit les dernières paroles d’Eddie comme si elles venaient d’outre-tombe :

— Peut-être qu’il y a une poche secrète.

Puis il disparut.

DEUX

Elle n’était pas du tout allée vaadasch, alors. Sa brève visite à la Grotte de la Porte avait été une espèce de vision. Était-ce Eddie qui la lui avait envoyée ? Et dans ce cas, est-ce que ça signifiait qu’il avait reçu le message qu’elle lui avait adressé, depuis le Dogan ? Susannah ne pouvait répondre à ces questions. Si elle devait le revoir un jour, elle le lui demanderait. Enfin, après l’avoir embrassé quelques milliers de fois, bien sûr.

Mia ramassa le sac rouge et passa lentement les mains le long du tissu. Elle sentait bien la forme de la boîte, à l’intérieur. Mais au milieu du sac, elle remarqua aussi une petite bosse sous ses doigts. Et Eddie avait raison : on aurait dit un caillou.

Elle — ou elles, peut-être, ça n’avait plus d’importance à ses yeux — déroula le tissu, essayant de ne pas tenir compte de la pulsation croissante que dégageait cette chose cachée à l’intérieur. Voilà, juste là, à l’intérieur… et on aurait dit une couture, aussi.

Elle se pencha plus près et constata qu’il ne s’agissait pas d’une couture, mais d’une sorte de fermeture. Elle ne reconnut pas la matière, Jake non plus n’aurait pas pu, mais Eddie leur aurait appris que c’était du Velcro. Elle-même avait entendu l’hommage d’un certain ZZ Top, une chanson intitulée « Velcro Fly ». Elle glissa un ongle dans la fermeture et tira du bout du doigt. Elle entendit comme un bruit lent de déchirure et une petite poche apparut à l’intérieur du sac.

Qu’est-ce que c’est ? demanda Mia, fascinée malgré elle.

Eh bien, c’est ce qu’on va voir.

Elle tendit la main et extirpa non pas un caillou mais une petite amulette en forme de tortue. En ivoire, apparemment. Tous les minuscules détails de la carapace étaient précisément ciselés, mais une éraflure miniature la zébrait comme un point d’interrogation. La tortue tendait le cou et sa tête sortait à demi de la carapace. Deux minuscules pointes noires d’une matière goudronneuse formaient les yeux, qui avaient l’air incroyablement vivants. Elle nota une autre imperfection dans le bec de l’animal — non pas une éraflure, mais plutôt une fissure.

— Elle est vieille, murmura-t-elle à voix haute. Tellement vieille.

Oui, répondit Mia dans un souffle.

La tenir procurait à Susannah une incroyable sensation de bien-être. Une sensation de… sécurité, étrangement.

Vois la tortue comme elle est grande, pensa-t-elle. Le monde entier tient sur son dos. C’était bien ça ? Dans son souvenir, elle n’était pas tombée trop loin. Et, bien sûr, c’était ce Rayon-là qu’ils avaient emprunté vers la Tour. L’Ours à une extrémité — Shardik. Et à l’autre, la Tortue — Maturin.

Elle baissa les yeux vers le totem miniature qu’elle avait trouvé dans la doublure du sac, puis le compara à celui de la fontaine. Mis à part la différence de matière — la tortue à côté de son banc était faite d’un métal sombre constellé d’éclats cuivrés scintillants — les deux animaux étaient rigoureusement identiques, jusqu’à l’éraflure sur la carapace et la petite fissure en biseau, dans le bec. L’espace d’une seconde, son souffle s’arrêta. Son cœur aussi. Dans cette aventure, elle progressait pas à pas — parfois même au jour le jour — sans trop réfléchir, en se laissant simplement porter par les événements, et ce ka auquel Roland tenait visiblement beaucoup. Et puis il survenait une chose de ce genre, qui lui laissait soudain entrevoir un tableau bien plus vaste, qui la tétanisait d’effroi et d’émerveillement. Elle pressentait des forces que son entendement ne pouvait saisir. Certaines, comme cette boule dans la boîte de bois fantôme, étaient maléfiques. Mais ça… ça…

— Ouah, fit quelqu’un. En soupirant presque.

Elle leva les yeux et vit un homme d’affaires — talentueux, visiblement, à en juger par son costume — qui se tenait debout près du banc. Il avait traversé le parc, en chemin vers un lieu aussi important qu’il l’était lui-même, une réunion ou un congrès quelconque, peut-être même aux Nations unies, qui se trouvaient tout près (sauf si ça aussi avait changé). Mais là, il s’était arrêté net. Sa mallette ruineuse pendait dans sa main droite. Il écarquillait ses yeux fixés sur la tortue posée sur la paume de Mia. Et un large sourire ravi, évoquant celui d’un drogué, flottait sur ses lèvres.

Range-la ! s’écria Mia, alarmée. Il va la voler !

J’aime’ais bien qu’il essaie un peu, pou’voi’, répliqua Detta Walker, d’une voix détendue, plutôt amusée.

Le soleil s’était montré et elle — elle en entier — prit soudain conscience que, tout le reste mis à part, c’était une journée splendide. Précieuse. Magnifique.