— Précieuse, splendide et magnifique, fit l’homme d’affaires (ou peut-être était-il diplomate), qui avait complètement oublié ses affaires. Parlait-il de cette journée, ou de la petite tortue ?
Des deux, pensa Susannah. Et elle se dit soudain qu’elle comprenait. Jake aussi aurait compris — lui plus que quiconque ! Elle éclata de rire. À l’intérieur d’elle, Detta et Mia rirent aussi, Mia un peu contre son gré. Et l’homme d’affaires ou le diplomate, il se mit à rire, lui aussi.
— Oui, les deux, dit l’homme d’affaires.
Avec son léger accent Scandinave, « deux » devenait teu.
— Quelle belle chose vous avez là !
Quelle pelle chosse fous afez là !
Oui, elle était belle, c’est vrai. Un ravissant petit trésor. Et un jour pas si ancien, Jake Chambers avait découvert quelque chose d’étrangement semblable. Dans la librairie de Calvin Tower, Jake avait acheté un livre intitulé Charlie le Tchou-tchou, de Béryl Evans. Pourquoi ? Parce que ce livre l’avait appelé. Plus tard — peu de temps avant que le ka-tet de Roland arrive à Calla Bryn Sturgis, en fait — le nom de l’auteur s’était changé en Claudia y Inez Bachman, l’intégrant ainsi au Ka-Tet de Dix-Neuf, un ka-tet en perpétuelle expansion. Jake avait glissé dans ce livre une clé, dont Eddie avait sculpté un double, dans l’Entre-Deux-Mondes. La clé de Jake avait fasciné les gens qui l’avaient vue, tout en les rendant extrêmement influençables. Tout comme cette clé, la tortue miniature avait son double ; Susannah était assise juste à côté. La question était de savoir si cette tortue présentait d’autres ressemblances avec la clé de Jake.
À en juger par l’air subjugué de l’homme d’affaires Scandinave, Susannah était quasiment certaine que la réponse était oui. Elle se dit, Hé copine, y a pas à s’inquiéter, tu n’es pas à la rue, car tu as la tortue ! Cette comptine était tellement grotesque qu’elle en rit toute seule, à voix haute.
Laisse-moi m’occuper de ça, dit-elle à Mia.
T’occuper de quoi ? Je ne comprends pas…
Je le sais bien. Alors laisse-moi faire. D’accord ?
Elle n’attendit pas la réponse de Mia. Elle se tourna vers l’homme d’affaires, lui décocha un sourire éclatant et plaça la main à hauteur de ses yeux, afin qu’il pût contempler la tortue à son aise. Elle la fit flotter de droite à gauche et constata que les yeux de l’homme en suivaient le mouvement, bien que sa tête, ornée d’une impressionnante crinière blanche, restât immobile.
— Comment vous appelez-vous, sai ? demanda Susannah.
— Mathiessen van Wyck, répondit-il, tandis que ses yeux roulaient dans leurs orbites, un peu comme ceux de la tortue. Je suis le deuxième assistant de l’ambassadeur de Suède aux Nations unies. Ma femme a un amant. Ça m’attriste. Mais j’ai de nouveau un transit intestinal normal, la tisane que m’a recommandée la masseuse de l’hôtel a marché, ce qui me rend heureux.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Votre skölpadda me rend heureux.
Susannah était fascinée. Si elle demandait à cet homme de baisser son pantalon et de vider ses intestins à nouveau en état de marche sur le trottoir, le ferait-il ? Bien sûr que oui.
Elle jeta un regard rapide autour d’eux et ne vit personne à proximité. Ce qui était une bonne chose, mais elle se dit que ça ne la dispensait pas de transférer ses affaires ici aussi vite qu’elle le pourrait. Jake avait rameuté un paquet de monde, avec sa petite clé. Elle n’avait aucune envie de faire de même, si elle pouvait l’éviter.
— Mathiessen, commença-t-elle, vous avez dit que…
— Mats.
— Pardon ?
— Appelez-moi Mats, si vous le voulez bien. Je préfère.
— Très bien, Mats, vous avez parlé d’un…
— Vous parlez suédois ?
— Non.
— Alors poursuivons en français.
— Oui, j’aimerais autant…
— J’ai une situation très importante, ajouta Mats, sans quitter une seconde la tortue des yeux. Je rencontre plein de gens importants. Je me rends à des cocktails, où de belles femmes portent la fameuse « petite robe noire ».
— Ça doit être l’éclate, pour vous. Mats, je veux que vous la boucliez, et que vous ne l’ouvriez que quand je vous poserai une question directe. Vous voulez bien ?
Mats ferma la bouche. Il fit même une petite mimique comique, comme s’il se tirait une fermeture éclair en travers des lèvres, mais à aucun moment il ne quitta des yeux la tortue.
— Vous avez parlé d’un hôtel. Vous êtes à l’hôtel ?
— Yah, je suis à l’hôtel Hyatt Plaza-Park, au coin de la 1re et de la 46e. Bientôt j’aurai un appartement dans un complexe résidentiel…
Mats sembla soudain mesurer qu’une fois encore il en disait trop, et la ferma.
Susannah se mit à réfléchir furieusement, tenant la tortue à hauteur de sa poitrine, afin que son nouvel ami pût la voir distinctement.
— Mats, écoutez-moi bien, d’accord ?
— J’écoute pour entendre, maîtresse-sai, et j’entends pour obéir.
Ce qui la secoua d’un mauvais frisson, surtout dit avec le ravissant accent germanisant de Mats.
— Vous avez une carte de crédit ?
Mats sourit avec fierté.
— J’en ai plein. J’ai une American Express, une MasterCard, et une Visa. J’ai aussi une carte Euro-Gold. Et une…
— Bien. C’est bien. Je veux que vous retourniez au — l’espace d’une seconde, elle eut un blanc, puis la mémoire lui revint —, au Plaza-Park et que vous preniez une chambre. Une chambre pour la semaine. Si on vous pose la question, dites que c’est pour un de vos amis. Une de vos amies.
Et c’est alors que lui vint à l’esprit une perspective bien désagréable. On était à New York, au nord, en 1999, et on aimait à croire que les choses progressaient dans le bon sens, mais on n’était jamais trop prudent.
— Est-ce que le fait que je sois une négresse risque de poser problème ?
— Non, bien sûr que non, répondit-il d’un air surpris.
— Réservez la chambre à votre nom et dites à la réception que c’est une femme du nom de Susannah Mia Dean qui l’occupera. Vous avez compris ?
— Yah, Susannah Mia Dean.
Quoi d’autre ? L’argent, bien sûr. Elle lui demanda s’il en avait. Son nouvel ami sortit son portefeuille et le lui tendit. Tout en farfouillant d’une main dans le très joli modèle Lord Bruxton, de l’autre elle tenait toujours la tortue à hauteur du regard. Elle trouva une liasse de traveller’s checks — qui ne lui seraient d’aucune utilité, avec cette signature de fou, complètement alambiquée — et environ deux cents dollars, en bonne vieille monnaie américaine. Elle s’empara de la somme et la plaça dans le sac Borders qui contenait auparavant les chaussures. En relevant les yeux, elle constata avec effroi que deux Jeannettes, d’environ quatorze ans et portant toutes deux des sacs à dos, avaient rejoint l’homme d’affaires. Elles contemplaient la tortue avec les yeux brillants et les lèvres humides. Susannah se rappela malgré elle le public le soir où Elvis Presley était passé au Ed Sullivan Show.
— Trop coooooool, lança l’une d’elles, presque dans un souffle.
— Top délire, ajouta l’autre.
— Retournez à vos affaires, les filles, fit Susannah.