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On se serait fait arrêter partout, sauf peut-être à Coney Island, se dit-elle. Aucun doute là-dessus.

Mais la chose qui lui fit la plus forte impression fut aussi la plus difficile à définir : la ville paraissait tout simplement plus grande. Elle tonnait et bourdonnait autour d’elle. Elle vibrait. Chaque bouffée d’air portait la signature de son odeur intime. Les femmes attendant un taxi à la sortie des hôtels (avec ou sans bretelles apparentes) étaient bien des New-Yorkaises, impossible de se méprendre. Les portiers (non pas un, mais deux par entrée) interpellant lesdits taxis ne pouvaient être que des portiers new-yorkais. Les taxis (elle était éberluée par le nombre de Noirs qu’elle voyait au volant, et elle en aperçut même un coiffé d’un turban) ne pouvaient être que des taxis new-yorkais, mais ils étaient tous… différents. Le monde avait changé. C’était comme si son New York, celui de 1964, était un club de foot amateur. Et là, on jouait pro.

Une fois dans le hall, elle fit une pause, pour sortir la tortue miniature de sa poche et se repérer dans les lieux. À sa droite, elle remarqua un salon. Deux femmes y étaient assises, en train de discuter, et Susannah les observa un moment, ne pouvant croire qu’on puisse montrer autant de jambe sous une jupe (quelle jupe, au fait ?). Et il ne s’agissait ni d’adolescentes ni d’allumeuses ; c’étaient des femmes de trente ans, au moins (même si elle ne put s’empêcher de se dire qu’elles avaient aussi bien la soixantaine, qui savait ce que les progrès de la science avaient été capables d’accomplir, en trente-cinq ans ?).

À droite, une petite boutique. Quelque part dans l’ombre, derrière elle, un piano égrenait un air délicieusement familier — « Night and Day » — et Susannah savait qu’en suivant la mélodie, elle trouverait des tas de fauteuils en cuir, de bouteilles étincelantes, et un monsieur en veste blanche qui serait ravi de la servir, même si on n’était encore qu’au beau milieu de l’après-midi. Et tout ça était très réconfortant.

Juste en face d’elle se trouvait le guichet de la réception et, derrière, la créature la plus exotique que Susannah ait vue de sa vie. Elle avait l’air à la fois blanche, noire, chinoise, le tout battu ensemble. En 1964, on aurait traité cette femme de bâtarde, peu importait sa beauté. Alors qu’ici, elle se retrouvait dans un tailleur magnifique, à l’accueil d’un grand hôtel. La Tour Sombre avait beau trembler sur ses fondations, et le monde être en train de changer, pour Susannah cette hôtesse était la preuve (si besoin était) que tout ne s’écroulait pas et que tout n’allait pas dans la mauvaise direction. La femme parlait avec un client se plaignant de sa note de câble — Dieu seul savait de quoi il s’agissait.

Peu importe, c’est l’avenir, se dit une fois de plus Susannah. C’est de la science-fiction, comme la cité de Lud. Autant s’en tenir à ça.

Je me fiche de ce que c’est, et de la date, l’interrompit Mia. Tout ce que je veux, c’est trouver un téléphone. Je veux voir mon p’tit gars.

Susannah passa devant un panneau posé sur un trépied, puis fit marche arrière et y regarda de plus près.

À partir du 1er juillet 1999, l’hôtel Hyatt Plaza-Park de New York change de nom, et devient l’hôtel Regal-Plaza des Nations unies. Encore un projet gagnant de Sombra/North Central !

Et Susannah se dit : Sombra, comme dans le complexe immobilier de la Baie de la Tortue… qui ne s’était jamais construit, à en juger par cette aiguille en verre noir, là derrière. Et North Central, comme dans North Central Positronics. Intéressant.

Un élancement lui vrilla soudain la tête. Un élancement ? Bon sang, un coup de poignard, oui. Elle en eut les larmes aux yeux. Et elle sut qui en était à l’origine. Mia, qui n’avait cure de Sombra Corporation, de North Central Positronics, ou de la Tour Sombre même, s’impatientait. Susannah sut qu’il lui faudrait y remédier, au moins essayer. Mia était obnubilée par son p’tit gars, mais si elle voulait garder ce p’tit gars, elle avait intérêt à élargir un tout petit peu son champ de vision.

Ell’ va pas t’lâcher d’une semelle, intervint Detta, d’une voix pleine d’astuce, de force et de bonne humeur. Tu l’sais, pas v’ai ?

Elle le savait.

Susannah attendit que l’homme avec son problème de câble ait fini d’expliquer qu’il avait commandé le film Classé X par accident, et qu’il se moquait de le payer, tant qu’il n’apparaissait pas sur sa facture, puis elle s’approcha du comptoir. Son cœur battait à tout rompre.

— Je crois que mon ami Mathiessen van Wyck a réservé une chambre à mon nom, dit-elle.

Elle vit l’employée jeter un œil à sa jupe tachée avec un air de désapprobation polie, et elle rit nerveusement.

— J’ai vraiment hâte de prendre une bonne douche et de me changer. J’ai eu un petit accident. Au déjeuner.

— Oui, madame. Une seconde, je vous prie.

Elle vit l’employée se tourner vers ce qui ressemblait à un petit écran de télé avec une machine à écrire accrochée dessous. Elle appuya sur quelques touches, regarda le moniteur, puis demanda :

— Susannah Mia Dean, c’est bien cela ?

Un vous dites vrai, je dis grand merci lui monta aux lèvres, et elle le censura in extremis.

— Oui, c’est exact.

— Puis-je voir une pièce d’identité, je vous prie ?

L’espace d’une seconde, Susannah eut le sifflet coupé. Et puis elle fouilla dans son sac et en sortit un Oriza, en prenant garde de le saisir par le bord non tranchant. Elle se remémora subitement une phrase qu’elle avait entendu Roland dire à Wayne Overholser, le gros rancher de La Calla : Notre affaire à nous, c’est le plomb. Les ’Rizas n’étaient pas des balles, mais ils les valaient largement. D’une main elle maintint le plat en hauteur, et de l’autre, la petite tortue sculptée.

— Est-ce que ça fera l’affaire ? demanda-t-elle d’une voix avenante.

— Qu’est-ce que — commença la belle employée, puis elle se tut et son regard passa du plat à la tortue.

Alors ses yeux s’arrondirent et se mirent à briller légèrement. Ses lèvres, recouvertes d’un intéressant revêtement rose brillant (Susannah se fit la réflexion que ça ressemblait plus à du bonbon qu’à du rouge à lèvres), s’entrouvrirent. Un doux soupir s’éleva : ohhhh…

— C’est mon permis de conduire, ajouta Susannah. Vous voyez ?

Par chance, il n’y avait personne alentour, pas même un porteur de bagages. Les clients qui avaient quitté leur chambre le jour même attendaient sur le trottoir, se battant pour un taxi. Dans le hall, l’ambiance était feutrée. Dans le bar derrière la boutique de cadeaux, une version introspective et paresseuse de « Stardust » succéda à « Night and Day ».

— Permis de conduire, acquiesça l’employée dans ce même soupir émerveillé.

— Bien. Faut-il que vous écriviez quelque chose ?

— Non… M. van Wyck a réservé la chambre… il faut seulement que je… puis-je tenir la tortue, madame ?

— Non, répondit Susannah, et alors la jeune femme se mit à pleurer.

Susannah observait ce phénomène avec perplexité. Elle ne se rappelait pas avoir fait pleurer tant de gens depuis son récital de violon (une catastrophe), à l’âge de douze ans.

— Non, je ne peux pas la prendre, dit l’employée, laissant libre cours à ses larmes. Non, non, je ne peux pas, je ne peux pas la prendre, ah, Discordia, je ne peux pas…