— Arrêtez un peu les pleurnicheries, fit Susannah, et la femme se tut immédiatement. Donnez-moi la clé de la chambre, s’il vous plaît.
Mais au lieu d’une clé, elle lui tendit une carte en plastique, dans un petit étui. À l’intérieur de l’étui — pour le cacher aux yeux d’éventuels voleurs, sans doute — était inscrit le nombre 1919. Ce qui ne surprit pas du tout Susannah. Bien entendu, Mia s’en moquait éperdument.
Elle vacilla légèrement sur ses jambes. Se balança d’avant en arrière. Elle dut agiter la main pour retrouver son équilibre (celle tenant le « permis de conduire »). Pendant une seconde, elle crut qu’elle allait tomber par terre, puis tout rentra dans l’ordre.
— Madame ? fit l’employée, l’air distraitement — très distraitement — inquiet. Vous vous sentez bien ?
— Ouais, répondit Susannah. C’est juste que… j’ai failli perdre l’équilibre, pendant une seconde.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? se demanda-t-elle intérieurement. Oh, mais elle savait très bien ce qui s’était passé. C’était Mia qui contrôlait les jambes, Mia. Susannah avait beau être aux commandes depuis leur rencontre avec ce bon vieux M. Pourrais-je-prendre-la-skölpadda, son corps était en train de revenir à son état premier, la version sans mollets. Incroyable mais vrai. Son corps lui faisait un coup à la Susannah.
Mia, on se réveille. À toi de prendre le relais.
Je ne peux pas. Pas encore. Dès qu’on sera seules, je le ferai.
Et, doux Jésus, Susannah reconnut bien ce ton. Cette garce faisait sa timide.
Elle se tourna vers l’employée.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Une clé ?
— Eh bien — oui, sai. Elle vous servira aussi dans l’ascenseur. Vous la glissez dans la fente, dans le sens de la flèche. Puis vous la retirez rapidement. Quand la petite lumière sur la porte passe au vert, vous pouvez entrer. J’ai un peu plus de huit mille dollars, dans le tiroir de mon bureau. Je vous les donnerai volontiers, en échange de cette jolie petite chose que vous avez là, votre tortue, votre skölpadda, votre tortuga, votre kawit, votre…
— Non, dit Susannah, chancelant une nouvelle fois.
Elle s’accrocha au bord du comptoir. C’en était fini de son équilibre.
— Je vais monter, maintenant.
Elle avait pensé commencer par une visite à la boutique de l’hôtel, histoire de dépenser un peu du fric de Mats pour s’acheter une chemise propre, s’ils avaient ce genre de marchandise, mais il faudrait que ça attende. Tout allait devoir attendre.
— Oui, sai.
Plus de « madame », plus maintenant. La tortue agissait sur elle, comblant les interstices entre les mondes.
— Oubliez que vous m’avez vue, d’accord ?
— Oui, sai. Dois-je mettre votre téléphone en dérangement ?
Mia se mit à vociférer. Susannah ne prit même pas la peine de l’écouter.
— Non, ne faites pas ça. J’attends un appel.
— Comme vous voudrez, sai.
Les yeux vissés sur la tortue. Toujours sur la tortue.
— Bon séjour au Plaza-Park. Voulez-vous qu’un porteur vous aide à monter vos bagages ?
J’ai une t’onche à avoi’ besoin d’aide, pou’po’ter ces t’ois malheu’euses me’des ? pensa Detta, mais Susannah se contenta de secouer la tête.
— Très bien.
Susannah se retourna, mais fit volte-face en entendant l’employée prononcer :
— Bientôt viendra le Roi, avec son Œil.
Susannah fixait la jeune femme, bouche bée, presque en état de choc. Elle sentit la chair de poule remonter le long de ses bras. Cependant, le beau visage en face d’elle demeurait serein. Des yeux noirs posés sur la tortue miniature. Des lèvres entrouvertes, miroitantes de salive autant que de gloss. Si je reste ici une minute de plus, se dit Susannah, elle va se mettre à baver.
Susannah aurait donné cher pour creuser cette histoire de Roi et d’Œil — parce que c’était son histoire —, et elle le pouvait, après tout c’était elle qui était aux commandes, mais de nouveau elle vacilla et sut qu’elle ne pouvait rien faire… à moins de ramper à quatre pattes jusqu’à l’ascenseur, son jean vide en dessous du genou traînant derrière elle. Plus tard, peut-être, se promit-elle, sachant que c’était peu probable ; à présent les choses bougeaient trop vite.
Elle traversa le hall, titubant avec dignité. Dans son dos, elle entendit la voix de la jeune employée, pleine d’aimable regret, rien de plus.
— Quand le Roi viendra et que la Tour s’effondrera, sai, toutes les jolies choses comme celle que vous avez là seront brisées.
Puis viendront les ténèbres et rien d’autre que le mugissement de Discordia, et les cris des can toi.
Susannah ne répondit pas, bien que la chair de poule eût à présent gagné sa nuque, et qu’elle sentît son cuir chevelu rétrécir littéralement sur son crâne. Ses jambes (les jambes de quelqu’un, en tout cas) perdaient rapidement toute sensibilité. Si elle avait pu jeter un œil à sa peau nue, aurait-elle constaté que ses jolies jambes toutes neuves étaient en train de devenir transparentes ? Aurait-elle vu le sang coulant dans ses veines, rouge vif en descendant, plus sombre et épuisé en remontant vers le cœur ? Et les entrelacs compliqués des muscles ?
Elle pensait que oui.
Elle appuya sur le bouton MONTÉE, puis rangea l’Oriza dans son sac, priant pour que l’une des trois portes s’ouvre avant qu’elle ne s’évanouisse. Le pianiste avait opté pour « Stormy Weather[4] ».
La porte du milieu coulissa. Susannah-Mia entra et appuya sur le 19. La porte se referma, mais l’engin ne bougea pas.
La carte en plastique, se rappela-t-elle. Il faut que tu te serves de la carte.
Elle aperçut la fente et glissa la carte dedans, en prenant garde à la direction de la flèche. Cette fois, lorsqu’elle appuya sur le 19, la touche s’alluma. Quelques secondes plus tard, elle se retrouva violemment écartée, et Mia repassa devant.
Susannah se réfugia à l’arrière de son propre esprit avec une sorte de soulagement fatigué. Oui, que quelqu’un prenne le relais, pourquoi pas ? Que quelqu’un d’autre prenne les commandes, un petit moment. Elle sentait force et solidité revenir dans ses jambes, et c’est tout ce qui comptait, pour l’instant.
Mia avait beau se retrouver étrangère en pays inconnu, elle apprenait vite. Dans le hall du dix-neuvième étage, elle localisa le panneau 1911–1923 et descendit le couloir d’un pas rapide, jusqu’au numéro 1919. La moquette, un truc vert et épais, délicieusement mou, chuchotait sous ses chaussures
(volées).
Elle inséra la carte-clé dans le mur, ouvrit la porte et entra. Il y avait deux lits. Sur l’un d’eux, elle posa les sacs, puis promena sur la pièce un regard distrait, jusqu’à ce qu’il rencontre le téléphone.
Susannah !
Impatiente.
Quoi ?
Comment faire pour qu’il sonne ?