Susannah partit d’un rire sincère.
Chérie, cette question-là, tu n’es pas la première à te la poser, tu peux me croire. On a été des millions, avant toi. Ou bien il sonnera, ou bien il ne sonnera pas. Le moment venu. En attendant, pourquoi tu ne ferais pas le tour du propriétaire ? Histoire de trouver un coin où ranger ton gunna.
Elle s’attendait à une dispute, mais rien ne vint. Mia arpenta la pièce (sans prendre la peine d’ouvrir les rideaux, alors que Susannah aurait donné cher pour voir la ville d’aussi haut), passa la tête par la porte de la salle de bains (un vrai palais, avec ce qui ressemblait à un lavabo en marbre, et des miroirs partout), puis jeta un œil dans le placard. Là, au-dessus d’une étagère où étaient posés des sacs en plastique pour le pressing, se trouvait un coffre-fort. Il y avait un panneau, mais Mia ne pouvait le déchiffrer. Roland se retrouvait parfois confronté au même problème, mais c’était dû aux différences entre l’alphabet de ce monde et les « Grandes Lettres » du Monde de l’Intérieur. Susannah se doutait bien que les problèmes de Mia étaient beaucoup plus élémentaires. Si sa ravisseuse connaissait de toute évidence les chiffres, Susannah avait comme l’impression que la mère du p’tit gars était bien incapable de lire une ligne.
Susannah passa de nouveau devant, mais pas complètement. Pendant une seconde elle regarda deux panneaux à travers deux paires d’yeux, sensation tellement étrange qu’elle en eut la nausée. Puis l’image se précisa et elle put lire le message :
Ce coffre-fort vous est fourni gracieusement pour conserver vos objets personnels. La direction de l’hôtel Hyatt Plaza-Park décline toute responsabilité en cas de vol. Nous vous recommandons de confier l’argent liquide et les bijoux au coffre de l’hôtel, au rez-de-chaussée. Pour enregistrer votre code, tapez quatre chiffres, puis validez par la touche « entrée ».
Pour ouvrir, tapez votre code à quatre chiffres et appuyez sur « ouvrir ».
Susannah se recula pour laisser Mia choisir son code. Elle opta pour un 1 suivi de trois 9. C’était l’année en cours, probablement l’une des premières combinaisons que tenterait un voleur, mais au moins ce n’était pas exactement le numéro de la chambre. De plus, c’étaient de bons chiffres. Des chiffres puissants. Un sigleu. Et elles le savaient toutes deux.
Mia programma le coffre et vérifia qu’il fermait bien, puis elle suivit les instructions pour le rouvrir. Dans une sorte de vrombissement interne, la porte s’entrouvrit. Dans le coffre, Mia déposa le sac rouge fané aux armes de L’ENTRE-DEUX-QUILLES — la boîte qu’il contenait tenait juste sur la planche à l’intérieur — puis celui contenant les plats d’Oriza. Elle verrouilla de nouveau la porte, vérifia en tirant sur la poignée, puis hocha la tête. Le sac Borders était toujours sur le lit. Elle en retira la liasse de billets et la glissa dans la poche avant droite de son jean, avec la tortue.
Il faut te trouver une chemise propre, rappela Susannah à son invitée indésirable.
Mia, fille de personne, ne répondit rien. À l’évidence, elle n’en avait rien à carrer des chemises, propres ou sales. Mia fixait le téléphone. Pour l’instant, maintenant que ses contractions étaient en suspens, ce téléphone était tout ce qui comptait pour elle.
Maintenant, on palabre, dit Susannah. Tu me l’as promis, et c’est une promesse que tu vas tenir. Mais pas dans cette salle de banquet. Elle frémit. À l’extérieur, entends-moi, je te prie. J’ai besoin d’air frais. Cette salle de banquet puait la mort.
Mia ne protesta pas. Susannah eut vaguement conscience que l’autre femme passait en revue les différents pans de sa mémoire — analysant, classant, analysant, classant — pour enfin trouver un souvenir utilisable.
Comment on s’y rend ? demanda Mia d’un air indifférent.
La femme noire qui était (à nouveau) double s’assit sur l’un des lits et croisa les mains sur ses cuisses. Comme sur un traîneau, répondit la partie Susannah. Je pousse, tu diriges. Et rappelle-toi, Susannah-Mio, si tu veux que je coopère, tu dois me donner des réponses claires.
Je le ferai, répondit l’autre. Mais ne t’attends pas à les apprécier. Ni même à les comprendre.
Qu’est-ce que tu…
Peu importe ! Dieux, je n’ai jamais rencontré personne qui pose autant de questions ! Le temps presse ! Quand ce téléphone sonnera, notre palabre prendra fin ! Alors si tu veux palabrer un tant soit peu…
Susannah ne prit pas la peine de la laisser terminer. Elle ferma les yeux et se laissa tomber en arrière. Le lit ne vint pas arrêter sa chute ; elle le traversa directement. Elle tombait pour de vrai, à travers l’espace. Elle entendait le carillon du vaadasch, au loin, assourdi.
Me revoilà, pensa-t-elle. Puis : Eddie, je t’aime.
SOLISTE :
CHŒUR :
SIXIÈME COUPLET
L’ALLURE DU CHÂTEAU
Tout à coup elle tomba de nouveau dans son corps, et cette sensation appela un souvenir d’un éclat aveuglant : Odetta Holmes à seize ans, assise sur son lit, en combinaison, dans un rayon de soleil incandescent, enfilant un bas de soie. Tant que le souvenir subsista, elle sentit le parfum White Shoulders et le savon de beauté Pond, tous deux empruntés à sa mère, et elle assez adulte pour avoir le droit de porter du parfum, et se disant : C’est le bal de printemps ! Et j’y vais avec Nathan Freeman !
Puis la vision disparut. Les doux effluves de savon Pond furent remplacés par une brise nocturne froide et propre (et un peu humide), et il ne resta plus que la sensation, étrange et parfaite, de s’étirer à l’intérieur d’un nouveau corps comme s’il s’agissait d’un bas qu’on tire le long du mollet et du genou.
Elle ouvrit les yeux. Le vent soufflait en rafales, lui balayant le visage d’un voile de sable. Elle grimaça et leva un bras, comme pour se protéger d’un coup.
— Par ici ! appela une voix de femme.
Ce n’était pas la voix à laquelle se serait attendue Susannah. Pas d’échos stridents, pas de croassement triomphal.
— Par ici, à l’abri du vent !
Elle regarda et aperçut une grande et belle femme, qui lui faisait signe. Le premier regard que Susannah porta sur Mia, en chair et en os, la stupéfia, parce que la mère du p’tit gars était blanche. De toute évidence, Odetta-qui-fut avait aussi une personnalité à peau claire, ce qui devait exaspérer la susceptibilité raciale de Detta Walker !