Elle-même se retrouvait de nouveau privée de ses jambes, assise dans une sorte de charrette sommaire à une place. Elle était garée dans le recoin d’un mur bas. Du regard elle balaya le paysage le plus effrayant et le plus inhospitalier qu’elle ait vu de sa vie. De gigantesques formations rocheuses se détachaient sur fond de ciel et se dédoublaient à l’horizon. Elles scintillaient comme des os étranges, sous l’éclat d’une lune féroce en forme de faucille. Derrière ce sourire lunaire difforme, des milliards d’étoiles brûlaient telle de la glace en fusion. Au milieu des rochers escarpés, striés de fissures béantes, un étroit sentier solitaire serpentait vers l’horizon. À le regarder, Susannah se dit qu’un groupe qui l’emprunterait ne pourrait le faire qu’en file indienne. Et en emportant beaucoup de vivres. Pas de champignons sur le bord de la route ; pas de maquereines non plus. Et au loin — faible et lugubre, montant d’un point caché derrière l’horizon — une lumière d’un cramoisi sombre croissait et décroissait en une pulsation lente. Le cœur de la rose, se dit-elle. Puis : Non, ce n’est pas ça. C’est la forge du Roi. Elle contempla un instant la sinistre lumière qui palpitait, avec une fascination impuissante et horrifiée. Contraction… décontraction. Croissance… décroissance. Une infection se déclarant à la face du ciel.
— Si tu dois venir à moi, viens maintenant, Susannah de New York.
Elle portait un poncho épais, et ce qui ressemblait à un pantalon en cuir qui s’arrêtait juste au-dessous du genou. Ses tibias étaient couverts de cicatrices et d’éraflures. Aux pieds, elle avait des huaraches à grosses semelles.
— Car le Roi peut captiver, même de loin. Nous sommes du côté Discordia du Château. Tu aimerais finir tes jours empalée au pied de ce mur ? S’il te captive et t’ordonne de sauter, c’est ce que tu feras. Tes amis pistoleros ne sont plus là pour faire la loi et venir te prêter main-forte, maintenant, pas vrai ? Non pas, non pas. Tu es toute seule, voilà la vérité.
Susannah tenta de détourner le regard de l’effroyable lumière rouge qui puisait, et tout d’abord n’y parvint pas. Elle sentit la panique gagner son esprit
(s’il te captive et t’ordonne de sauter)
et s’en empara comme d’une matière brute, la comprimant et la modelant en forme de cale, afin de l’enfoncer dans son immobilisme tétanisé. Au début il ne se passa rien, puis elle se projeta en arrière dans la petite charrette miteuse avec une telle violence qu’elle dut s’accrocher au montant pour éviter de basculer sur les pavés. Le vent soufflait à nouveau par rafales, lui fouettant le visage et les cheveux de sable et de gravillons, comme pour se moquer d’elle.
Mais cette attraction… cette fascination… ce glam… quel que fût son nom, il avait disparu.
Elle jeta un œil au dog-cart (c’est ainsi qu’elle l’appelait, à tort ou à raison) et comprit instantanément comment il marchait. C’était assez simple, pour tout dire. Sans mule pour le tirer, c’était elle, la mule. On était aux antipodes du fauteuil pratique et léger qu’ils avaient dégoté à Topeka, et à des années-lumière d’une balade sur des jambes entières comme celles qui l’avaient portée depuis le petit square jusqu’à l’hôtel. Mon Dieu, comme ces jambes lui manquaient ! Elles lui manquaient déjà.
Mais il fallait faire avec.
Elle attrapa les roues en bois de la charrette, poussa. Rien ne se produisit, aussi elle poussa plus fort. Au moment où elle avait décidé de s’extirper de l’engin pour ramper honteusement jusqu’à Mia, les roues se mirent à tourner en crissant et en couinant. Elle avança en bringuebalant jusqu’à la jeune femme, qui l’attendait derrière un pilier de pierre trapu. Il y en avait un grand nombre, alignés dans le noir, dessinant une courbe. Susannah se dit qu’autrefois (avant que le monde change), des archers devaient venir se mettre à l’abri derrière, pendant que l’armée ennemie chargeait à coups de flèches et de boulets enflammés, quel que soit le nom qu’on leur donnait. Puis ils se glissaient dans les recoins et tiraient à leur tour. Combien de temps auparavant ? Quel était ce monde ? À quelle distance se trouvait-il de la Tour Sombre ?
Tout près, lui soufflait son intuition.
Elle poussa la charrette récalcitrante et peu maniable à l’abri du vent et leva les yeux vers la femme dans son poncho, honteuse de se trouver aussi essoufflée après avoir parcouru moins de dix mètres, mais incapable de s’empêcher de haleter. Elle prit quelques profondes inspirations de cet air humide sentant la pierre. Elle laissa à sa droite les piliers — elle croyait se rappeler qu’on les appelait des merlons, ou quelque chose dans le genre. À gauche se détachait une flaque sombre et circulaire, cerclée de murs de pierre à demi écroulés. De l’autre côté, deux hautes tours se dressaient contre le mur du fond, mais l’une d’elles avait été brisée, comme par un éclair d’explosif très puissant.
— Cet endroit où nous sommes s’appelle l’allure. Le chemin de ronde sur les remparts du Château sur l’Abysse, autrefois connu sous le nom de Château Discordia. Tu as dit que tu voulais de l’air frais. J’espère que ça te sied, comme on dit à La Calla. On en est bien loin, Susannah, on est en plein Monde Ultime, près de là où s’achève votre quête, pour le meilleur ou pour le pire.
Elle marqua une pause, puis reprit :
— Pour le pire, très probablement. Pourtant je ne m’en soucie pas une seconde, ça non, pas moi. Je suis Mia, fille de personne, mère d’un seul. J’aime mon p’tit gars, rien d’autre. Mon p’tit gars me suffirait bien, si fait ! Tu veux palabrer ? Très bien. Je te dirai ce que je peux, et je serai sincère. Pourquoi pas ? Quelle différence ça peut bien faire, pour moi ?
Susannah balaya les alentours du regard. Lorsqu’elle se retrouva face au château — à la cour centrale, semblait-il —, elle perçut un relent de vieille moisissure. Mia la vit plisser le nez et ne put s’empêcher de sourire.
— Si fait, tout est mort depuis bien longtemps, et les machines que les suivants ont laissées derrière eux se sont presque toutes arrêtées, mais l’odeur de leur agonie subsiste, n’est-ce pas ? C’est toujours comme ça, avec l’odeur de la mort. Demande à ton ami pistolero, le vrai Pistolero. Il le sait bien, parce qu’il en a eu sa part. Il a une lourde responsabilité, Susannah de New York. Il porte autour du cou la culpabilité des mondes, comme un cadavre en putréfaction. Pourtant il est allé assez loin, avec sa robustesse et sa détermination aride, pour attirer sur lui le regard des grands. Il sera détruit, si fait, lui et tous ceux qui l’accompagnent. Je porte cette malédiction dans mon propre ventre, mais peu m’importe.
Dans l’obscurité étoilée, elle redressa fièrement la tête. Sous le poncho, ses seins avaient gonflé… et, comme le constata Susannah, son ventre s’était arrondi. Dans ce monde, du moins, Mia était visiblement enceinte. Prête à éclater, pour tout dire.
— Pose tes questions, à l’attaque ! lança Mia. Rappelle-toi que nous existons aussi dans l’autre monde, celui dans lequel nous sommes liées. Nous sommes allongées sur ce lit, à l’auberge, comme endormies… mais nous ne dormons pas, n’est-ce pas, Susannah ? Non pas. Et quand le téléphone sonnera, quand mes amis appelleront, nous quitterons cet endroit pour les rejoindre. Si tu as posé tes questions et obtenu des réponses, parfait. Dans le cas contraire, c’est bien aussi. Demande. Ou bien… n’es-tu pas pistolero ?
Elle retroussa les lèvres en un sourire dédaigneux. Susannah la trouvait coquine, oui, coquine. Surtout pour quelqu’un qui serait bien incapable de dénicher la 46e Rue, dans le monde où elles retourneraient.