— Alors tire ! devrais-je dire.
Une fois de plus, Susannah jeta un regard en direction du trou obscur qui constituait le cœur tendre du château, où se cachaient ses donjons et ses lices, ses barbacanes et ses meurtrières, et Dieu savait quoi d’autre. Elle avait suivi un cours d’histoire médiévale, et connaissait certains des termes employés, mais c’était longtemps auparavant. Il y avait certainement une salle de banquet, quelque part là-bas, une salle qu’elle avait elle-même remplie de nourriture, du moins pendant un temps. Mais c’en était fini de son rôle de traiteur. Si Mia tentait de la pousser trop fort ou trop loin, elle verrait à qui elle avait affaire.
En attendant, elle décida de commencer par quelque chose de relativement facile.
— Si cet endroit est bien le Château sur l’Abysse, où se trouve ce fameux Abysse ? Je ne vois rien dans le coin, à part un champ de mines jonché de cailloux. Et cette lumière qui rougeoie à l’horizon.
Mia, sa longue chevelure noire voletant autour d’elle (des cheveux comme la soie, sans un seul nœud, contrairement à ceux de Susannah), désigna du doigt le gouffre qui s’ouvrait sous leurs pieds et courait jusqu’au mur du bout, d’où s’élevaient les tours, le long de l’allure qui poursuivait sa courbe.
— C’est le donjon intérieur, dit-elle. Au-delà se trouve le village de Fedic, aujourd’hui désert ; tous ses habitants sont morts de la Mort Rouge, il y a mille ans, ou plus. Plus loin…
— La Mort Rouge ? demanda Susannah, alarmée (et apeurée, malgré elle), comme le Masque de la Mort Rouge, de Poe ? Comme dans l’histoire ?
Et pourquoi pas ? Ils avaient déjà erré dans l’Oz de Frank L. Baum — et ils en étaient revenus. Et ensuite ? Le Lapin Blanc et la Reine Rouge ?
— Jeune dame, je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’au-delà du village désert se trouve le rempart extérieur, et plus loin encore, une énorme crevasse dans la terre, remplie de monstres qui cozent, qui entourloupent, qui se multiplient, et qui complotent pour s’échapper. Autrefois il y avait un pont par-dessus, mais il s’est écroulé il y a bien longtemps. « Avant le grand décompte », comme on dit. Ce sont des horreurs, qui rendraient une femme ou un homme normal complètement fou au premier regard.
Elle décocha d’ailleurs à Susannah un de ses regards à elle. Satirique, impossible de se méprendre.
— Mais pas un pistolero. Certainement pas un pistolero tel que toi.
— Pourquoi te moques-tu de moi ? demanda calmement Susannah.
Mia eut un petit sursaut, puis prit un air sombre.
— C’était mon idée, de venir ici, peut-être ? Dans ce coin triste et glacial, où l’œil du Roi salit l’horizon et souille la joue même de la lune de sa lueur répugnante ? Non pas, jeune dame ! C’était la tienne, aussi ne me harcèle pas de ta langue de vipère !
Susannah aurait pu lui répondre que ce n’était pas elle qui avait eu la bonne idée de se faire engrosser par un démon, mais ce n’était décidément pas le moment de se lancer dans une dispute du genre « c’est toi/non c’est toi ».
— Je ne te grondais pas, lui précisa Susannah. Je voulais juste savoir.
Mia fit un geste impatient de la main, comme pour dire : « Ne commence pas à chercher la petite bête », puis se détourna à demi. Et entre ses dents, elle susurra :
— Je ne suis pas allée à Morehouse, je ne suis allée dans aucune maison, pourtant quoi qu’il arrive j’aurai mon p’tit gars, tu m’entends ?
Et soudain Susannah comprit beaucoup de choses. Mia se montrait ironique parce qu’elle avait peur. Elle avait beau s’en défendre, une bonne partie d’elle était Susannah.
Je ne suis pas allé à Morehouse, ni dans aucune autre maison, par exemple. C’était tiré de L’Homme invisible, de Ralph Ellison. Quand Mia s’était introduite en Susannah, elle avait récolté (au moins) deux personnalités pour le prix d’une. Après tout, c’était Mia qui avait fait sortir Detta de sa retraite (ou peut-être de son hibernation profonde) et c’était Detta qui adorait cette réplique, qui en disait tellement long sur ce sentiment longtemps refoulé par les nègres, ce sentiment de mépris et de suspicion à l’égard de ce qu’on appelait « la bonne éducation nègre d’après-guerre ». Ni à Morehouse, ni dans aucune maison ; en d’autres termes, je sais ce que je sais, je l’ai appris par mes propres moyens, j’ai des oreilles qui traînent, le téléphone arabe, ça me connaît.
— Mia, ce p’tit gars, il est de qui ? Ce démon, son père, qui est-il ? Tu le sais ?
Mia eut un rictus. Un rictus que Susannah n’aimait pas du tout. Un rictus qui rappelait trop Detta ; qui savait trop de choses, plein de rire et d’amertume.
— Si fait, je le sais, jeune dame. Et tu as raison. C’est un démon qui t’a abusée, un très grand démon, à la vérité ! Un démon humain ! Il fallait bien qu’il le soit, car ne sais-tu pas que les véritables démons, ceux échoués sur les rives de ces mondes qui gravitent autour de la Tour quand le Prim s’est retiré, ces démons sont stériles. Et cela, pour une excellente raison.
— Alors comment…
— C’est ton dinh, le père de mon p’tit gars, répliqua Mia. Roland de Gilead, si fait, lui et personne d’autre. Steven Deschain a fini par l’avoir, son héritier, même s’il n’en sait rien, puisqu’il pourrit dans son caveau.
Susannah la fixait avec des yeux écarquillés, sans se soucier du vent froid qui fouettait les terres perdues de Discordia.
— Roland… ? Ce n’est pas possible ! Il était à mes côtés, quand le démon se trouvait en moi, il ramenait Jake de cette foutue baraque de Dutch Hill, et baiser était vraiment le cadet de ses soucis…
Elle laissa ses pensées errer, pensant au bébé qu’elle avait vu dans le Dogan. Elle revoyait ses yeux. Ces yeux bleus de bombardier. Non. Non, je refuse de le croire.
— Comme tu voudras, mais Roland est bien le père, insista Mia. Et quand le p’tit gars sera là, je lui donnerai le nom que tu as en tête, Susannah de New York. Celui que tu as appris du temps des merlons et des trébuchets et des barbacanes. Et pourquoi pas ? C’est un beau nom, un nom noble.
L’Introduction à l’Histoire médiévale du professeur Murray, voilà de quoi elle parle.
— Je vais l’appeler Mordred, ajouta-t-elle. Il grandira vite, mon garçon chéri, plus vite que les humains, du fait de sa nature de démon. Il deviendra grand et fort. L’incarnation du pistolero dans toute sa splendeur. Et alors, comme le Mordred de ton conte, il tuera son père.
Et sur ces mots, Mia, fille de personne, leva les bras vers le ciel constellé d’étoiles et poussa un hurlement, de chagrin, de terreur ou de joie, Susannah ne sut le dire.
— Accroupis-toi, ordonna Mia. Regarde ce que j’ai.
De sous son poncho, elle sortit une grappe de raisin et un sac en papier rempli de maquereines orange aussi rebondies que son propre ventre. D’où pouvaient bien venir ces fruits ? Leur corps commun faisait-il du somnambulisme, au beau milieu du Plaza-Park ? Y avait-il là-bas une corbeille de fruits qu’elle n’avait pas remarquée ? Ou bien n’était-ce là que les fruits de son imagination ?
Peu importait, pour tout dire. Elle avait totalement perdu l’appétit, ou plutôt la révélation de Mia le lui avait coupé. Le fait même que ce fût impossible ne faisait qu’ajouter à l’aspect monstrueux de la situation. Et elle ne pouvait s’empêcher de repenser au bébé qu’elle avait vu in utero, sur l’un de ces écrans de télé. À ces yeux bleus.