— Sortez-le, suggéra Henchick.
Et lorsque Eddie adressa un regard à Roland, la moustache blanche du vieil homme s’écarta et dévoila une série de dents étincelantes parfaitement alignées en un sourire d’un cynisme stupéfiant.
— Pourquoi regardes-tu ton dinh, jeune pleurnichard ? La magie a disparu de cet endroit, tu l’as dit toi-même ! Et tu dois bien le savoir, n’est-il pas ?… tu dois bien avoir dans les… disons… vingt-cinq ans ?
Il y eut de petits gloussements en provenance des Manni assez proches pour avoir entendu cette pique… et dont plusieurs n’avaient pas vingt-cinq ans eux-mêmes.
Fou de rage contre ce vieux salaud — et contre lui-même, aussi —, Eddie tendit la main vers le coffre. Henchick la lui attrapa.
— Ne touche pas le pendule lui-même. Pas si tu veux garder tes couilles d’un côté et ta merde de l’autre. Par la chaîne, tu intuites ?
Eddie faillit bien s’emparer quand même du pendule — il s’était déjà ridiculisé aux yeux de ces gens, il ne voyait vraiment aucune raison de ne pas finir le boulot — mais en croisant le regard gris et profond de Jake, il changea d’avis. Le vent soufflait fort autour d’eux, glaçant la sueur qui formait un voile sur sa peau, le faisant frissonner. Eddie se pencha de nouveau vers le coffre, saisit la chaîne et la déroula avec précaution.
— Sortez-le, fit Henchick.
— Qu’est-ce qui va se passer ?
Henchick hocha la tête, comme si Eddie se décidait enfin à dire des choses sensées.
— C’est ce qu’on va voir. Soulevez-le.
Eddie s’exécuta. Vu l’effort que les deux jeunes gaillards avaient dû produire pour porter le coffre, il fut stupéfait de trouver le pendule si léger. Il eut l’impression de soulever une plume qu’on aurait attachée au bout d’une fine chaîne d’un mètre cinquante de long. Il enroula la chaîne autour de ses doigts et leva la main à hauteur de ses yeux. Il avait un peu l’air d’un marionnettiste sur le point de commencer son spectacle.
Eddie était à deux doigts de demander encore une fois à Henchick ce qu’il était censé se passer, quand le pendule se mit à osciller lentement d’avant en arrière, décrivant de petits arcs de cercle.
— Ce n’est pas moi qui fais ça, dit le jeune homme. Du moins, je ne crois pas. Ce doit être le vent.
— Je ne vois pas comment, intervint Callahan. Aucune chance que…
— Chut ! lança Cantab en lançant un regard tellement sévère que Callahan se tut effectivement.
Eddie se tenait debout devant l’entrée de la grotte, avec à ses pieds tout le pays des arroyos et la plus grande partie de Calla Bryn Sturgis. Au loin, nimbée de bleu-gris et plongée dans ses songes, s’étendait la forêt qu’ils avaient traversée pour arriver jusqu’ici — dernier vestige de l’Entre-Deux-Mondes, où ils ne retourneraient jamais. Le vent soufflait en rafales, lui soulevant les cheveux du front et les plaquant en arrière, et soudain il entendit comme un bourdonnement.
Sauf que non. Le bourdonnement venait du creux de sa main, celle levée devant ses yeux, avec la chaîne enroulée autour de ses doigts tendus. Il venait de son bras. Et surtout, il venait de sa tête.
À l’extrémité de la chaîne, approximativement à la hauteur du genou droit d’Eddie, le balancement du pendule se fit plus prononcé, un large arc de cercle. Eddie se rendit compte d’une chose étrange : chaque fois que le pendule arrivait en bout de course d’un côté, il se faisait plus lourd. C’était comme porter un objet attiré par une force centrifuge extraordinaire.
L’arc se fit de plus en plus long, le pendule de plus en plus rapide, la tension en fin de course de plus en plus forte. Puis soudain…
— Eddie ! cria Jake, pris entre l’inquiétude et le ravissement. Tu as vu ça ?
Évidemment qu’il avait vu. À la fin de chaque arc, le pendule devenait dim. Le poids tirant le bras du jeune homme vers le bas — le poids du pendule — se fit de plus en plus important. Il lui fallut soutenir son avant-bras droit à l’aide de sa main gauche pour maintenir son emprise, et à présent il accompagnait des hanches le mouvement de balancier. Eddie se rappela tout à coup où il se trouvait — grosso modo, à deux cents mètres au-dessus du sol. Ce bébé-là allait bientôt l’embarquer par-dessus bord, si on ne l’arrêtait pas. Et s’il n’arrivait pas à dérouler la chaîne de sa main ?
Le pendule de plomb se déporta vers la droite, dessinant dans l’air les contours d’un sourire invisible, gagnant en pesanteur à mesure qu’il remontait vers la pointe. Tout à coup, le morceau de bois chétif qu’il avait extrait de son coffre avec tant d’aisance semblait peser ses trente, quarante, cinquante kilos. Et lorsqu’il s’immobilisa au bout de son arc, en équilibre pour une seconde entre mouvement et gravité, Eddie se rendit compte qu’il voyait la Route de l’Est à travers, non seulement clairement, mais grossie. Puis le pendule de Branni amorça sa redescente, piquant vers le bas, de moins en moins lourd. Et lorsqu’il redémarra, cette fois vers la gauche…
— Ça va, j’ai compris le principe ! cria Eddie. Retirez-moi ça, Henchick. Ou au moins arrêtez-le !
Henchick ne prononça qu’un mot, tellement guttural qu’on aurait dit qu’on extirpait violemment quelque chose de la vase. Au lieu de ralentir en une série d’arcs plus courts, le pendule s’immobilisa instantanément, au niveau du genou d’Eddie, pointant vers son pied. L’espace d’une seconde, le bourdonnement dans son bras et dans sa tête subsista. Puis il se tut lui aussi. Et à la même seconde, Eddie sentit s’envoler ce poids dérangeant au bout de sa main. Ce foutu truc ne pesait à nouveau pas plus lourd qu’une plume.
— As-tu quelque chose à me dire, Eddie de New York ? demanda Henchick.
— Ouais, j’implore votre pardon.
On aperçut de nouveau brièvement les dents d’Henchick, éclat furtif au milieu de la forêt vierge de sa barbe, aussitôt disparu.
— Tu n’as pas l’esprit si lent que cela, n’est-ce pas ?
— J’espère que non, répondit le jeune homme, et il ne put s’empêcher de pousser un petit soupir de soulagement lorsque Henchick des Manni lui prit la fine chaîne des mains.
Henchick insista pour qu’ils se livrent à une répétition. Eddie en comprenait les raisons, mais il détestait toutes ces sonneries de préliminaires. À présent, il ressentait presque physiquement le temps passer, comme un morceau de chiffon grossier filant sous la paume de sa main. Néanmoins, il ne dit mot. Il avait déjà mis Henchick en rogne une fois, et ça lui paraissait suffisant.
Le vieil homme ramena six de ses amigos (dont cinq plus vieux que Mathusalem, constata Eddie) dans la grotte, il fit passer un pendule à trois d’entre eux, et des aimants en forme de coquillages aux trois autres. Le pendule de Branni, sans doute le plus puissant que possédait la tribu, il le garda pour lui.
Tous les sept, ils formèrent une ronde à l’entrée de la grotte.
— Pas autour de la porte ? demanda Roland.
— Pas tant qu’on peut l’éviter, répondit Henchick.
Les anciens joignirent les mains, laissant pendre un pendule ou un aimant à chaque intersection. Dès que le cercle fut clos, Eddie entendit de nouveau le bourdonnement, aussi fort que dans un haut-parleur poussé à fond. Il vit Jake porter les mains à ses oreilles, et les traits de Roland se tordre en une brève grimace.
Eddie jeta un œil en direction de la porte et se rendit compte qu’elle avait perdu cet air poussiéreux et dérisoire. Les hiéroglyphes ressortaient de nouveau très nettement, épelant quelque vieux terme oublié qui signifiait DÉROBÉE. Le bouton de cristal étincelait, ourlant de lumière blanche les contours de la rose gravée en son centre.