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Certains de ceux qui l’entendirent jetèrent leurs pics et leurs houes pour le suivre, de sorte que, vers l’heure où il perçut le fracas du ressac, une douzaine d’hommes marchaient derrière son cheval, touchés par la grâce divine et désireux de se faire noyer.

Pebbleton abritait plusieurs milliers de gens de pêche dont les masures se blottissaient au pied d’une tour-manoir carrée qui comportait une échauguette à chacun de ses angles. Deux vingtaines des affidés noyés d’Aeron l’attendaient là, sur la plage de sable gris où ils avaient dressé leur campement de tentes en peau de phoque et d’abris construits à la va-vite avec du bois flotté. Leurs mains, que la saumure avait rendues rugueuses, que les lignes et les filets avaient toutes couturées, que le maniement des rames, des pics et des haches avait endurcies de cals, eh bien, maintenant, ces mains-là étreignaient des matraques en bois flotté dures comme du fer, car le dieu les avait munies d’armes puisées dans ses arsenaux sous-marins.

La hutte qu’ils avaient bricolée pour le prêtre dominait de peu la ligne de marée. A peine eut-il noyé ses tout nouveaux disciples qu’il s’y réfugia de bon cœur. Mon dieu, pria-t-il, parlez-moi dans le grondement des vagues et dites-moi ce que je dois faire. Les capitaines et les rois attendent que vous vous prononciez. Qui sera notre roi pour remplacer Balon ? Chantez pour moi dans la langue du léviathan, que je puisse savoir son nom. Dites-moi donc, ô seigneur d’au-dessous des vagues, qui a la vigueur nécessaire pour affronter l’orage qui plane sur Pyk.

Malgré l’état d’épuisement dans lequel l’avaient mis la course à Cormartel et le retour et tout, Aeron Tifs-Trempes ne parvint pas à trouver de repos dans son abri de bois flotté recouvert d’algues noires. Les nuages s’amoncelaient en roulant pour occulter la lune et les étoiles, et non moins impénétrables étaient les ténèbres appesanties sur son âme que sur la mer. Balon avait beau préférer Asha, la chair de sa chair, une femme n’est pas capable de gouverner les Fer-nés. C’est à Victarion que ce rôle doit revenir. Neuf fils étaient nés des œuvres de Quellon Greyjoy, et Victarion était le plus robuste d’entre eux, un vrai taureau d’homme, d’une bravoure et d’une conscience à toute épreuve. Et c’est bien dans cette conscience-là que gît le plus périlleux pour nous. Tout cadet devait obéissance à tout frère aîné, et Victarion n’était pas homme à naviguer à contre-courant de la tradition. Encore qu’il ne porte pas Euron dans son cœur ; ça, pas vraiment, depuis la mort de cette bonne femme…

Dehors, par-dessous les ronflements sonores de ses chers noyés et les stridulations mauvaises de la bise, il distingua le martèlement sourd et régulier des vagues, le tambour de son dieu qui l’appelait à la bataille. Délaissant à la dérobée son abri chétif, il se risqua dans le froid de la nuit, y dressa sa grande silhouette blême et décharnée puis pénétra, nu, dans la noirceur de l’eau salée. La mer était carrément glaciale, mais il ne broncha pas pour si peu devant la caresse divine. Une grosse lame vint s’écraser contre sa poitrine et le fit chanceler. La suivante se brisa par-dessus sa tête. Il lui fut dès lors possible d’avoir sur les lèvres le goût du sel, de sentir le dieu l’environner de toutes parts, l’étreindre et lui faire sonner les oreilles avec la gloire de son chant. Il était né neuf fils des œuvres de Quellon Greyjoy et j’étais le moindre d’entre eux, avec ma faiblesse et mes effarements de fille. Mais cela n’est plus. L’homme que je fus a péri noyé, et le dieu m’a donné des forces. La froidure salée des flots le baignait tout entier, l’embrassait, transperçait sa chair d’humain débile jusqu’à lui toucher les os. Les os, songea-t-il. L’ossature de l’âme. Les os de Balon, ceux d’Urri. La vérité se trouve dans nos os, car la chair tombe en pourriture, alors que les os subsistent et perdurent. Et sur la colline de Nagga, là-bas, les ossements de la demeure du Roi Gris…

Et ce fut décharné, blême et grelottant qu’après avoir lutté contre le reflux Aeron Tifs-Trempes regagna la grève enrichi d’une sagacité qu’il était loin de posséder quand il avait pénétré dans la mer. Car il avait entre-temps découvert la réponse en ses propres os, et la route à suivre s’ouvrait tout unie devant lui. Si vif était le froid de la nuit que son corps paraissait fumer tandis qu’il retournait à longues foulées vers son pauvre abri, mais il avait au fond du cœur un feu qui l’embrasait, et le sommeil, pour une fois, s’empara facilement de lui pour ne plus le lâcher, sans couinements de gonds rouillés.

A son réveil, le temps était magnifique et venteux. Il déjeuna d’un bouillon de palourdes et d’algues cuisiné sur un feu de bois flotté. À peine avait-il terminé que le Merlyn descendit de sa tour, escorté par une demi-douzaine de gardes, afin de venir le trouver. « Le roi est mort, lui annonça Tifs-Trempes.

— Hum hum. J’ai eu un oiseau. Seulement, voilà qu’il m’en arrive un deuxième, à présent. » Le sieur Merlyn était un chauve rondouillard qui s’intitulait « lord » à la manière des contrées vertes et montrait un gros gros faible pour les fourrures et les velours. « L’un de ces fichus corbeaux me convoque à Pyk, l’autre à Dix Tours. Vous avez trop de bras, vous autres, les seiches, et vous déchiquetez votre homme à force de l’écarteler. Que vous inspire un pareil casse-tête, prêtre ? Dans lequel de ces deux endroits conviendrait-il que j’expédie mes boutres, à votre avis ? »

Aeron se renfrogna. « Dix Tours, vous dites ? Quelle est donc la seiche qui vous y appelle ? » Dix Tours était le siège du seigneur et maître d’Harloi.

« La princesse Asha. Elle a déjà mis à la voile pour revenir. Le Bouquineur expédie des corbeaux à tout ce qu’elle a d’amis pour leur mander de venir la retrouver chez lui. A ce qu’il affirme, Balon voulait que sa fille occupe après lui le trône de Grès.

— C’est le dieu Noyé qui décidera de l’identité de son successeur, dit le prophète. Mettez-vous à genoux, pour me permettre de vous bénir. »

Une fois que lord Merlyn se fut exécuté, Aeron déboucha sa gourde et fit couler un filet d’eau de mer sur son crâne chauve. « Seigneur dieu qui t’es noyé pour nous, daigne consentir à ton serviteur Merlyn la grâce de renaître de la mer. Accorde-lui la bénédiction du sel, accorde-lui la bénédiction de la pierre, accorde-lui la bénédiction de l’acier. » L’eau qui dégoulinait le long des grosses joues de Merlyn trempait sa barbe et les renards de son manteau. « Ce qui est mort ne saurait mourir, conclut Aeron, mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux. » Puis, comme Merlyn se remettait debout, il ajouta néanmoins : « Demeurez et prêtez une oreille attentive, de manière à pouvoir divulguer partout la parole du dieu. »