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A quelque trois pieds du bord, les vagues se brisaient autour d’un écueil de granit arrondi. C’est lui qu’Aeron Tifs-Trempes élut pour piédestal, afin que chacun de ses disciples soit en mesure de bien le voir et de bien entendre ce qu’il avait à dire.

« Nous sommes nés de la mer, et c’est à la mer que nous retournons tous, débuta-t-il, ainsi qu’il l’avait déjà fait cent fois. Dans sa fureur, le dieu des Tornades a arraché Balon de sa forteresse pour le précipiter dans l’abîme, et mon frère festoie maintenant sous les vagues, au sein des demeures liquides du dieu Noyé. » Et, là-dessus, de brandir ses mains. « Le roi de fer est mort ! Mais un nouveau roi va venir ! Car ce qui est mort ne saurait mourir mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux !

— Un roi va se lever !clamèrent en chœur les noyés.

— Il va le faire en effet. Il le doit. Mais qui ? » Tifs-Trempes écouta un moment, mais il n’y eut que les vagues pour lui répondre. « Qui sera notre roi ? »

Les noyés commencèrent à faire claquer les unes contre les autres leurs matraques de bois flotté. « Tifs-Trempes ! beuglèrent-ils. Tifs-Trempes roi ! Aeron roi ! Donnez-nous Tifs-Trempes ! »

Aeron secoua la tête. « Si un père a deux fils et qu’il donne une hache à l’un et un filet à l’autre, lequel entend-il voir entrer dans la carrière de guerrier ?

— C’est la hache qui désigne le guerrier, s’époumona Russ, et le filet le pêcheur en mer !

— Ouais, fit Aeron. Le dieu m’a entraîné dans le profond des vagues, et il a noyé la nullité totale que j’étais. Mais, lorsqu’il me remit au monde, ce ne fut pas sans m’avoir doté d’yeux pour voir, d’oreilles pour entendre et d’une voix pour répandre sa parole, afin que je puisse être son prophète et enseigner sa vérité à ceux qui ont oublié. Je n’ai pas été créé pour occuper le trône de Grès, moi… Et Euron le Choucas non plus. Car j’ai entendu le dieu proclamer clair et net : "Nul impie ne saurait occuper mon trône de Grès !" »

Le Merlyn se croisa les bras sur la poitrine. « C’est Asha, dans ce cas ? Ou bien Victarion ? Dites-nous, prêtre !

— C’est le dieu Noyé qui vous répondra, mais pas ici. » L’index d’Aeron se pointa vers la figure grasse et blafarde du Merlyn. « Ce n’est pas ma personne qu’il vous faut scruter, ce ne sont pas davantage les lois humaines, c’est la mer. Hissez vos voiles et mouillez vos rames, messire, et puis portez-vous à Vieux Wyk. Vous-même, ainsi que tous les autres capitaines et rois. N’allez pas à Pyk vous incliner devant l’impie, n’allez pas non plus à Harloi vous commettre avec des femmes intrigantes. Pointez votre proue sur Vieux Wyk, et gagnez le lieu où se dressait la résidence du Roi Gris. Au nom du dieu Noyé, c’est moi qui vous en somme. Je vous en somme tous, tous tant que vous êtes ! Quittez vos manoirs, quittez vos masures, quittez vos châteaux et vos forts, et retournez à la colline de Nagga pour des états généraux de la royauté ! »

La stupeur écarquilla Merlyn. « Des états généraux de la royauté ? Il n’y a pas eu de véritables états généraux de la royauté depuis…

— … beaucoup trop longtemps !s’écria le prêtre d’un ton douloureux. A l’aube des jours, les Fer-nés choisissaient encore leurs propres rois et, parmi eux, intronisaient le plus qualifié. Il est temps que nous retournions à l’Antique Voie, car notre grandeur ne nous sera restituée que de cette façon. Ce sont des états généraux de la royauté qui firent choix d’Urras Pied-de-fer en tant que Souverain Suprême et qui posèrent sur son front une couronne de bois flotté. Sylas Nez plat, Harrag le Chenu, Vieux Calmar, tous durent à des états généraux de la royauté leur élévation. Et de ces états généraux de la royauté-ci va sortir un homme qui achèvera l’œuvre entreprise par Sa Majesté Balon en nous reconquérant toutes nos libertés. Allez non pas à Pyk, ni aux Dix Tours d’Harloi, mais à Vieux Wyk, je vous le répète. Gagnez la colline de Nagga et les ossements de la demeure du Roi Gris, car c’est en ces lieux saints où la lune ne s’est noyée que pour ressurgir que nous nous créerons un roi digne de ce nom, un roi pieux. » Il brandit une fois de plus vers le ciel ses mains squelettiques. « Ecoutez ! Ecoutez les vagues ! Ecoutez le dieu ! Il est en train de nous adresser la parole, et voici qu’il dit : "Nous n’aurons point de roi, si ce n’est par l’intermédiaire d’états généraux de la royauté !" »

Cette affirmation déchaîna des clameurs enthousiastes au sein des noyés qui, tout en faisant réciproquement s’entrechoquer leurs matraques respectives en un vacarme indescriptible, se mirent à hurler : « Des états généraux de la royauté ! » à qui mieux mieux, « Des états généraux de la royauté ! Des états généraux de la royauté ! Point de roi, si ce n’est par l’intermédiaire d’états généraux de la royauté ! » Et ce boucan finit par prendre une telle ampleur qu’il ne dut pas plus manquer d’assourdir à Pyk Euron le Choucas qu’en ses demeures nébuleuses l’infâme dieu des Tornades.

Et Aeron Tifs-Trempes sut qu’il avait bien agi.

LE CAPITAINE DES GARDES

« Les oranges sanguines sont plus qu’archi-mûres », observa le prince d’une voix lasse, tandis que le capitaine le véhiculait jusque sur la terrasse.

Après quoi il ne rouvrit pas la bouche pendant des heures.

Pour ce qui était des oranges, il n’y avait au demeurant rien de plus vrai. Les quatre ou cinq qui étaient tombées sur le sol dallé de marbre rose pâle y avaient littéralement explosé. A chacune de ses inspirations, le parfum douceâtre et acidulé qui s’en exhalait saturait les narines d’Hotah. Assurément que le prince devait en être entêté tout autant lui-même, quand il se trouvait installé sous les arbres dans le fauteuil rembourré de coussins en duvet d’oie que lui avait fabriqué mestre Caleotte en l’équipant de roues d’ébène et de fer quelque peu grinçantes.

Durant pas mal de temps, les seuls bruits perceptibles furent ceux des éclaboussures que faisaient les gosses en barbotant dans les bassins et dans les fontaines, et puis, une fois, le plof mou d’une nouvelle orange qui venait de lâcher prise et de s’écraser sur la terrasse. Enfin, voilà que le capitaine entendit, provenant de l’autre extrémité du palais, le vague tambourinement de bottes sur le marbre. Obara. Il avait immédiatement reconnu le pas de la jeune femme : de longues foulées rageuses et précipitées. Dans les écuries sises auprès des portes, sa monture devait être couverte d’écume et avoir les flancs ensanglantés par les éperons. La bâtarde d’Oberyn ne montait jamais que des étalons et se serait impudemment targuée, s’il fallait en croire les ouï-dire, de sa capacité à maîtriser n’importe lequel des coursiers de Dorne… Et n’importe quel mâle aussi. L’oreille aiguë du capitaine finit également par saisir un second pas, celui, plus court, pantouflard et feutré, de mestre Caleotte se dépêchant le plus possible afin de ne point trop se laisser devancer.

Obara Sand marchait toujours trop vite. Elle est sans trêve à la poursuite de quelque chose qu’elle ne réussit jamais à attraper, avait un jour confié le prince à sa propre fille, propos que le capitaine avait surpris.

Lorsqu’elle apparut sous l’arche triple, Areo Hotah lui bloqua l’accès de la terrasse en plaçant sa hallebarde en travers du passage. Comme le fer de l’arme était fiché au bout d’une hampe en frêne de montagne longue de six pieds, l’intruse ne pouvait contourner l’obstacle. « Pas plus loin, ma dame. » Il possédait une voix de basse dont les intonations typiques de Norvos accentuaient le grondement. « Le prince n’a aucune envie d’être dérangé. »