— Le pavot. Oui, bien sûr. Naturellement.
— Tout de suite, m’est avis », le pressa gracieusement le prince, et le bonhomme détala vers les escaliers.
Le soleil s’était entre-temps couché. A l’intérieur de la rotonde, la lumière avait la couleur bleue du crépuscule, et les irisations du sol se mouraient peu à peu. Toujours assis dans sa cathèdre, le prince montrait un visage blême de souffrance sous la lance emblématique des Martell. Au bout d’un long moment, il se tourna vers Areo Hotah et rompit le silence. « Capitaine, demanda-t-il, jusqu’à quel point mes gardes sont-ils loyaux ?
— Ils sont loyaux. » Il ne voyait pas quelle autre réponse donner.
« Tous ? Ou seulement certains d’entre eux ?
— Ce sont des braves à toute épreuve. De bons Dorniens. Ils exécuteront mes ordres. » La hampe de sa hallebarde martela le marbre. « Que n’importe lequel d’entre eux soit seulement tenté de vous trahir, et je vous apporterai personnellement sa tête.
— Je ne veux pas de têtes. Je veux de l’obéissance.
— Elle vous est acquise. » Servir. Obéir. Protéger. Des vœux simples pour un homme simple. « Combien d’hommes sont nécessaires ?
— Je vous laisserai carte blanche pour en décider. Il se peut qu’une petite poignée de gens solides nous serve mieux qu’un gros peloton. J’entends que cette affaire soit réglée le plus vite et le plus discrètement possible, et sans la moindre effusion de sang.
— Rapide et discret, pas de sang, je vois. Que me commandez-vous ?
— De dénicher les filles de mon frère et de les arrêter, puis de les interner dans les cellules qui se trouvent au sommet de la tour Lance.
— Les Aspics des Sables ? » Le capitaine avait la gorge sèche. « Toutes… Toutes les huit, mon prince ? Les benjamines aussi ? »
Doran Martell s’accorda le temps de la réflexion. « Les filles d’Ellaria sont trop jeunes pour constituer un danger, mais les autres seraient bien capables de chercher à les utiliser contre moi. Mieux vaudrait les mettre à l’abri et les tenir sérieusement en main. Oui, les benjamines également…, mais il faut avant tout s’assurer de Nyméria, de Tyerne et d’Obara.
— A vos ordres, mon prince. » Il en avait le cœur chaviré. Ma petite princesse va détester ça. « Et Sarella ? C’est une femme faite, à près de vingt ans.
— A moins qu’elle ne revienne à Dorne, je ne puis strictement rien faire en ce qui la concerne, excepté prier qu’elle fasse montre de plus de bon sens que ses sœurs. Abandonnez-la à ses… jeux. Regroupez les autres. Je ne fermerai pas l’œil tant que je ne les saurai pas en sécurité et sous bonne garde.
— Ce sera fait. » Le capitaine marqua une hésitation. « Lorsque la nouvelle se sera mise à courir les rues, la populace va nous faire un de ces raffuts…
— C’est Dorne tout entière qui va se mettre à hurler, commenta Doran Martell d’une voix lasse. Puissent les dieux m’accorder simplement que ces criailleries retentissent jusqu’à Port-Réal, et que lord Tywin en soit assez fort assourdi pour savoir quel ami fidèle il possède à Lancehélion. »
CERSEI
Dans son rêve, elle occupait le Trône de Fer et dominait tout le monde de très très très haut.
En contrebas, les courtisans fourmillaient comme des souris aux couleurs éclatantes. De grands seigneurs et des dames altières étaient agenouillés devant sa personne. De hardis chevaliers juvéniles déposaient leur épée à ses pieds tout en réclamant ses faveurs, et elle abaissait sur eux des sourires de reine. Ce jusqu’à ce qu’apparaisse le nain, comme surgi de nulle part, et, l’index pointé sur elle, s’esclaffant à gorge déployée. Les lords et ladies se mettaient à pouffer à leur tour, dissimulant leurs mines sarcastiques derrière leur main. Et c’est alors seulement qu’elle s’en rendit compte : elle était toute nue.
Horrifiée, elle essaya de se couvrir avec ses mains. Les pointes de lames et les aspérités qui barbelaient le Trône de Fer déchirèrent sa chair lorsqu’elle se pelotonna pour cacher sa honte. Elle avait les fesses entamées par des crocs d’acier, les jambes ensanglantées par des dégoulinades pourpres. Lorsqu’elle s’efforça de se lever, son pied glissa se coincer dans une faille de métal déchiqueté, tordu. Plus elle se débattait, plus le trône l’engloutissait, arrachant des bouchées voraces à ses seins, son ventre, prélevant dans ses bras, ses jambes de si belles tranches qu’ils en devenaient tout rouges et tout luisants, gluants.
Et, cependant, son nabot de frère, en bas, n’arrêtait pas de rire et de cabrioler.
L’écho de la folle gaieté du Lutin retentissait encore aux oreilles de Cersei quand la sensation d’une main sur son épaule la réveilla subitement. L’espace d’un demi-battement de cœur, le contact infime lui fit l’effet d’appartenir encore à son cauchemar, et elle poussa un cri sans pouvoir réprimer un violent mouvement de recul avant de constater que c’était seulement Senelle qui venait de la toucher, Senelle dont les doigts étaient tout simplement des doigts. La physionomie livide de la camériste trahissait une peur affreuse.
Nous ne sommes pas seules, s’avisa tout à coup la reine. Des ombres se dressaient tout autour du lit, de hautes silhouettes drapées de manteaux sous lesquels scintillait la chaîne de maille. Des gens en armes n’avaient rien à faire là. Où sont donc mes gardes ? Sa chambre à coucher était plongée dans les ténèbres, à ce détail près que l’un des intrus brandissait une lanterne. Je ne dois pas manifester de peur. Elle repoussa ses cheveux embroussaillés par le sommeil et articula : « Qu’est-ce que vous me voulez ? » Un homme pénétra dans le halo de la lanterne, et elle s’aperçut qu’il portait un manteau blanc. « Jaime ? » J’ai rêvé de l’un de mes frères, mais c’est l’autre qui est venu me réveiller.
« Votre Grâce. » La voix n’était pas celle de ce dernier. « Le lord Commandant m’a ordonné de venir vous chercher. » Ses cheveux bouclaient comme ceux de Jaime, mais ceux de Jaime présentaient l’aspect de l’or martelé, tout comme les siens, tandis que cet homme les avait noirs et huileux. Elle le dévisagea, perplexe, pendant qu’il marmonnait des choses confuses où il était question de cabinet d’aisances et d’une arbalète, et où le nom de Père revenait comme une rengaine. Je suis encore en train de rêver, se dit-elle. Je ne me suis pas réveillée, mon cauchemar n’est toujours pas fini. Tyrion va incessamment sortir en rampant de dessous le lit et recommencer à me tourner en dérision.
Mais non, bêtises que tout cela. L’horrible gnome croupissait, condamné à mort, au fin fond des oubliettes, et c’était aujourd’hui même que devait avoir lieu son exécution. Elle abaissa son regard sur ses mains, les tourna et les retourna pour s’assurer qu’elles avaient toujours chacun de leurs doigts. Elle en laissa courir une le long de son bras, le découvrit cloqué par la chair de poule mais intact. Il n’y avait pas de plaies sur ses jambes ni de blessures sous la plante de ses pieds. Un rêve, voilà tout ce que c’était, un rêve. J’ai trop bu, hier au soir, et les vapeurs du vin sont seules à l’origine de mes terreurs. Vienne le crépuscule, et c’est moi qui vais rire à gorge déployée. Mes enfants ne risqueront plus rien, Tommen sera affermi sur son trône, et mon sale petit valonqar contrefait sera raccourci d’une tête et en voie de putréfaction.
Tout près d’elle se tenait Jocelyn Swyft, une coupe à la main pour l’inviter à boire. Cersei but une petite gorgée, c’était de la citronnade, et d’une telle acidité qu’elle la recracha sur-le-champ. Elle se mit alors à entendre distinctement le vent de la nuit grattouiller aux volets, tout comme à y voir clair, et même avec une étrange acuité. Jocelyn tremblait comme une feuille, aussi affolée que Senelle. Ser Osmund Potaunoir la dominait de toute sa hauteur. Une lanterne était tenue, derrière lui, par ser Boros Blount. Des gardes Lannister, coiffés de heaumes dont brillaient les cimiers en forme de lions dorés, obstruaient la porte. Ils avaient des mines effarées, eux aussi. Cela peut-il être ? s’interrogea-t-elle. Cela peut-il être vrai ?