« Villevieille n’est pas le monde », déclara Mollander d’une voix beaucoup trop forte. Il était fils de chevalier et aussi rond qu’il était possible de l’être. Depuis que lui était parvenue la nouvelle du décès de son père sur la Néra, il s’était mis à se soûler presque tous les soirs. Même à Villevieille, si loin qu’on fût de la zone des batailles et bien à l’abri derrière ses remparts, la Guerre des Cinq Rois avait chamboulé tout le monde… Et ce en dépit des affirmations péremptoires d’Archimestre Benedict selon lequel il n’y avait jamais eu de guerre à cinq rois, puisque Renly Baratheon s’était fait tuer avant que Balon Greyjoy ne se coiffe d’une couronne.
« Mon père répétait constamment que le monde était plus vaste que n’importe quel château seigneurial, poursuivit Mollander. Les dragons doivent être le moindre des trucs qui risqueraient d’époustoufler un visiteur à Quarth comme à Asshaï et à Yi Ti, des trucs dont nous n’avons jamais seulement rêvé par ici. Toutes ces histoires de matelots…
— … sont des histoires racontées par des matelots, l’interrompit Armen. Par des matelots, mon cher Mollander. Redescends faire un tour aux docks, et je te parie que tu tomberas sur des matelots qui te causeront des sirènes qu’ils ont baisées, voire de la façon dont ils ont passé une année entière dans les entrailles d’un poisson.
— Et tu t’y prends comment, toi, pour savoir si bien qu’ils n’en ont rien fait ? » Mollander partit boquillonner sourdement dans l’herbe en quête de nouvelles pommes. « Te faudrait y être toi-même, dans les entrailles du poisson, pour jurer qu’ils ne s’y trouvaient pas. Un seul matelot qui te débagoule une histoire, ouais, bon, ça peut prêter à rigoler, mais quand des rameurs débarqués de quatre bâtiments distincts te servent exactement la même en quatre langues différentes, eh bien, là…
— Leurs récits ne sont justement pas identiques, maintint Armen. Des dragons à Asshaï, des dragons à Quarth, des dragons à Meeren, des dragons dothraki, des dragons libérant des esclaves… Chacune de ces versions diffère de la précédente.
— Rien que par certains détails. » Mollander se butait de plus en plus, sitôt qu’il picolait. Sans compter que, même à jeun, c’était une fameuse tête de mule. « Ils sont unanimes à parler de dragons, ainsi que d’une jeune reine belle à couper le souffle. »
En fait de dragons, le seul et unique dont Pat eût cure était en or jaune. Qu’avait-il bien pu arriver à l’alchimiste ? Le troisième jour. Il avait dit qu’il serait là le troisième jour. « Je ne suis pas un voleur », lui avait affirmé Pat, mais la seule vue de ce dragon qui miroitait, qui déambulait sous son nez, valsait…
« Il y a une autre pomme à côté de ton pied, claironna Alleras à l’adresse de Mollander, et j’ai encore deux flèches dans mon carquois.
— Va te faire foutre, avec ton carquois. » Mollander se baissa pour rafler la pomme à terre puis la brandit. « Elle est véreuse, celle-ci », geignit-il, mais il la lança néanmoins. La flèche frappa le fruit de plein fouet quand il amorçait sa descente et le partagea clair et net en deux. L’une des moitiés atterrit sur une toiture en tourelle, dégringola sur une toiture inférieure, y rebondit, puis manqua de peu venir s’écraser sur Armen. « Si vous tranchez un ver, vous en faites deux, déclara l’Acolyte pour leur gouverne à tous.
— Si seulement ça marchait pour les pommes aussi, plus personne n’aurait jamais faim », commenta Alleras avec l’un de ses suaves sourires. Il n’arrêtait pas de sourire, le Sphinx, ce qui lui donnait toujours l’air de connaître une bonne blague par-devers lui, tout en le dotant d’un petit aspect démoniaque qui s’accordait parfaitement à son menton pointu comme au V que formaient ses cheveux sur son front, des cheveux drus, tout bouclés, coupés court et d’un noir de jais.
Il ferait un mestre, lui. Il avait beau ne fréquenter la Citadelle que depuis un an, déjà il avait forgé trois des maillons de sa future chaîne. Armen aurait pu s’en targuer de même, à ce détail près que chacun des siens lui avait pris une année entière. Il n’en ferait pas moins un mestre également. Quant à Roone et à Mollander, ils demeuraient de simples novices à cou rose, mais l’extrême jeunesse du premier l’expliquait assez, tandis que le second manifestait moins de goût pour la lecture que pour la boisson.
Pour ce qui était de Pat, en revanche…
Cela faisait cinq ans qu’il était arrivé à la Citadelle, à peine âgé de treize printemps, et cependant son propre col affichait un rose aussi pimpant qu’au jour où les terres de l’ouest l’avaient débarqué là. A deux reprises, il s’était cru fin prêt. Lors de la première, où il s’était présenté devant Archimestre Vaellyn pour administrer la preuve de sa science des deux, il n’avait réussi qu’à apprendre de quelle manière l’examinateur s’était acquis le surnom mérité de Vinaigre, et il lui avait fallu deux ans pour se remettre de cette expérience et pour rassembler son courage en vue d’une nouvelle tentative. Quitte à se soumettre cette fois au jugement du vieil et cordial archimestre Ebrose, qui s’était taillé une solide réputation par la douceur de sa voix et la délicatesse exquise de ses mains. Mais les soupirs qu’il l’avait forcé d’exhaler s’étaient en quelque sorte révélés tout aussi pénibles que les piques acides du précédent.
« Une dernière pomme, une seule, promit Alleras, et je te confierai ce que je subodore à propos de ces fameux dragons.
— Qu’est-ce que tu pourrais bien savoir d’eux que moi je ne sache pas ? » grommela Mollander. Repérant toutefois une pomme encore accrochée à sa branche, il fit un saut pour l’abattre puis la lança. Alleras tendit la corde de son arc jusqu’à son oreille et, tout en pivotant avec grâce pour suivre la cible en plein vol, ne décocha son trait qu’au moment où la pomme entreprit de choir.
« Tu rates toujours ton dernier coup », lâcha Roone.
La pomme fit un plouf dans la rivière. Intacte.
« Tu vois ? reprit Roone.
— Le jour où tu te les farcis toutes est aussi celui où tu cesses de progresser. » Alleras décorda son arc et le rangea soigneusement dans son étui de cuir. On l’avait taillé dans du bois d’orcœur, une essence rare et mythique en provenance des îles d’Eté. Pat s’était essayé à le ployer un jour et avait échoué. Le Sphinx a l’air presque malingre, comme ça, mais ces bras si minces ont une sacrée force, réfléchit-il, tandis qu’Alleras enjambait à demi le banc pour s’emparer de sa coupe de vin. « Le dragon possède trois têtes, annonça-t-il de son ton traînant et feutré de Dornien.
— C’est une énigme, ou quoi ? voulut savoir Roone. Les sphinx ne parlent que par énigmes, dans les contes.
— Pas une énigme. » Alleras se mit à siroter son vin. Alors que le reste du groupe lampait des pintes de ce cidre abominablement corsé auquel La Chope à la plume d’oie devait sa renommée, lui préférait les crus sirupeux bizarres issus du pays de sa mère. Même à Villevieille, des vins pareils revenaient tout sauf bon marché.
Le sobriquet de Sphinx, c’était Léo la Flemme qui en avait affublé Alleras. Un sphinx, c’est un brin de ceci et un brin de cela ; ça vous a une face humaine, un corps de lion, des ailes de faucon. Alleras était tout de même ; il avait pour père un Dornien, pour mère une femme à peau noire des îles d’Eté. Il avait lui-même le teint aussi sombre que du bois de teck. Et, à l’instar de celles des sphinx de porphyre vert qui encadraient la grande porte de la Citadelle, ses propres prunelles paraissaient d’onyx.