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Une fois qu’ils eurent disparu, Léo la Flemme considéra Pat par-dessus la table d’un air acrimonieux. « Misère de misère… Voilà le Sphinx qui s’est débiné avec tout son fric, m’abandonnant à Pat Salopiaud le petit porcher. » Il s’étira en bâillant à se décrocher la mâchoire. « Comment va notre adorable Rosinette, je te prie ?

— Elle dort, fit Pat sèchement.

— Toute nue, sans doute. » Il se fendit jusqu’aux oreilles. « Tu crois qu’elle vaut vraiment un dragon ? Me faudra, je suppose, oh, un de ces jours, tirer la question au clair. »

Pat préféra s’abstenir de tout commentaire.

Léo n’avait que faire de réponse. « Ce qui est certain, c’est qu’une fois que j’y aurai cassé le berlingot, la garce, son prix va dégringoler au point que même les petits porchers pourront se payer le luxe de la baiser. Tu n’aurais plus alors qu’à me remercier. »

Je n’aurais plus qu’à te buter,pensa Pat, mais il était loin d’être assez ivre pour bousiller son existence. La Flemme, on l’avait entraîné au maniement des armes, nul n’ignorait son efficacité mortelle à l’épée de sbire comme au poignard. Et même dans le cas bien improbable où Pat aurait tout de même eu sa peau, c’est de sa propre tête qu’il aurait payé cet exploit. Lui ne possédait qu’un seul nom, quand Léo en possédait deux, Tyrell étant le second. Son papa n’était rien de moins que ser Moryn Tyrell, le commandant du Guet de Villevieille ; et son cousin nul autre que Mace Tyrell, sire de Haut jardin et Gardien du Sud Quant au Patriarche de Villevieille, lord Leyton de la Grand-Tour, détenteur entre maints autres titres de celui de « Protecteur de la Citadelle », son patronyme de Hightower n’en faisait pas moins qu’un banneret vassal de la maison Tyrell. Laisse tomber, se refréna Pat par-devers lui. Il ne t’assène ces vilenies que pour te blesser.

Les brumes s’éclairaient vaguement, vers l’est. L’aube, songea Pat. L’aube a fini par poindre et l’alchimiste n’est pas venu. Il ne savait s’il devait en rire ou en pleurer. Suis-je encore un voleur si je remets tout en place et que personne ne se doute jamais de rien ? Une question de plus qui le trouvait aussi démuni de réponse que celles autrefois posées par le gracieux Ebrose et le vicieux Vaellyn.

Dès la seconde où il se dégagea du banc pour rassembler ses pieds, le cidre abominablement corsé remonta d’un seul trait lui flanquer le tournis. Il lui fallut plaquer une main sur la table pour assurer son équilibre. « Pas touche à Rosie, fit-il en guise d’adieux. Pas touche, ou je risque de te tuer. »

Léo Tyrell repoussa d’une pichenette la mèche qui lui barrait l’œil. « Je ne me bats pas en duel avec les petits porchers. Tire-toi. »

Pat tourna les talons, traversa la terrasse. Les planches usées du vieux pont sonnèrent sous ses pieds. Lorsqu’il eut atteint l’autre bord, la partie orientale du ciel était en train de virer au rose. Le monde est vaste, se dit-il. Si j’achetais ce fameux âne, il me serait encore possible de vagabonder par les routes et les chemins de traverse des Sept Couronnes en posant des sangsues aux petites gens et en épouillant leur tignasse. Je pourrais m’engager sur un bateau quelconque, y servir de rameur et cingler vers Quarth en franchissant les portes de Jade pour aller contempler par moi-même ces fichus dragons. Je n’ai que faire d’aller retrouver ce gâteux de Walgrave et ses corbeaux.

Ses pas ne l’en portaient pas moins, en quelque sorte machinalement, vers la Citadelle.

Au premier rayon de soleil qui perça les nuages accumulés à l’est, les cloches du matin commencèrent à carillonner en bas, près du port, au septuaire du Marinier. Le septuaire du Seigneur y joignit les siennes un instant plus tard, puis les Sept Sanctuaires les leurs, du fond des jardins qu’ils occupaient sur la rive opposée de l’Hydromel, et, pour achever le concert, celles du septuaire Etoilé, ancien siège du Grand Septon durant un bon millénaire, avant qu’Aegon ne débarque à Port-Réal. De tout ce tintamarre résultait un chant singulièrement puissant. Mais bien moins suave que celui d’un simple petit rossignol isolé.

Sous les volées de cloches se percevaient aussi des mélopées humaines. Tous les matins, au point du jour, les prêtres rouges se rassemblaient, du côté des quais, sur le parvis de leur modeste temple, afin d’accueillir le retour du soleil. Car la nuit est sombre et pleine de terreurs. Pat les avait entendus cent fois beugler ces paroles et prier R’hllor, leur dieu à eux, de les préserver des ténèbres. A lui, les Sept paraissaient des dieux tout à fait suffisants, mais il avait ouï dire que Stannis Baratheon s’était désormais rallié au cérémonial des brasiers nocturnes, poussant la ferveur jusqu’à remplacer le cerf couronné sur ses bannières personnelles par le cœur ardent de sa nouvelle idole. S’il conquiert jamais le Trône de Fer, il nous faudra tous nous mettre à apprendre les refrains de ces prêtres rouges, songea-t-il, mais l’hypothèse était peu probable. Après avoir écrasé Stannis et son R’hllor sur la Néra, Tywin Lannister ne tarderait plus guère à les achever et à ficher sur une pique au-dessus des portes de la capitale la tête du prétendant Baratheon.

Au fur et à mesure que les nappes de brume se consumaient, Villevieille reprenait forme autour de lui, tel un fantôme émergeant peu à peu des ombres indécises entre chien et loup devançant l’aurore. Sans avoir jamais vu Port-Réal, Pat n’était pas sans savoir qu’il s’agissait d’une ville édifiée de bric et de broc, un colossal fouillis de voies bourbeuses, de toits de chaume et de gourbis en bois. Villevieille était, elle, construite en pierre, et chacune de ses rues, jusqu’à la plus miteuse de ses venelles, jouissait de pavés. La cité n’était jamais plus magnifique qu’au lever du jour. A l’ouest de l’Hydromel, les hôtels des guildes qui bordaient la berge s’y alignaient comme autant de palais. Vers l’amont, les dômes et les tours de la Citadelle hérissaient les deux rives, reliés entre eux par des ponts de pierre que rehaussaient à foison demeures et maisons. Vers l’aval, en dessous des façades en marbre noir et des baies en arceau du septuaire Etoilé, les béguinages des dévots vous faisaient l’effet d’une foule d’enfants rassemblés aux pieds d’une douairière vénérable.

Au-delà enfin, à l’endroit où l’Hydromel s’évasait pour former la Murmure, se dressait à contre-jour du matin venant la masse altière de la Grand-Tour, avec ses feux de veille éblouissants. Du point qu’elle occupait, tout en haut des falaises de Bataille-Isle, son ombre tranchait la ville à la façon d’une gigantesque épée. Les natifs grandis à Villevieille n’avaient qu’un coup d’œil à jeter sur la localisation de cette ombre-là pour vous dire l’heure qu’il était. D’aucuns soutenaient que, du sommet, la vue portait tout du long jusqu’au Mur. Peut-être était-ce en raison de cette prodigieuse élévation que lord Leyton n’était pas descendu de la tour depuis plus d’une décennie, jugeant préférable de gouverner sa ville du sein des nuages.

Une carriole de boucher qui dévalait la route de la rivière dépassa Pat à grand fracas, chargée de cinq porcelets dont les glapissements de détresse achevaient de vous assourdir. En s’écartant pour lui céder la voie, il manqua de peu se faire asperger par la tinette d’excréments qu’une bonne femme vidait carrément par une fenêtre, à l’étage au-dessus. Quand je serai le mestre d’un châtelain, j’aurai un cheval à monter, songea-t-il. Sur ces entrefaites il trébucha contre un pavé ; je cherche à duper qui ? se demanda-t-il, une fois par terre. Il n’y aurait pas de chaîne pour lui, pas de place à la haute table du moindre seigneur, pas de parade sur un palefroi neigeux. Ses jours se passeraient à écouter des croâ croâ de corbacs et à brosser, gratter, savonner les coulées de merde qui agrémentaient les sous-vêtements d’Archimestre Walgrave.