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Un instant Maigret aperçut la tête endormie de Vladimir qui surgissait de l’écoutille du yacht. Le Russe se frottait les yeux. Puis il disparut.

— Ne touchez à rien…

Un marinier protesta, derrière lui, murmura que son beau-frère, en Alsace, avait été rappelé à la vie après être resté près de trois heures dans l’eau.

Le patron du café, lui, désignait la gorge du cadavre. C’était net : deux traces de doigts, toutes noires, comme sur le cou de Mary Lampson.

Cette tragédie fut la plus impressionnante. Willy avait les yeux grands ouverts, beaucoup plus grands même que d’habitude. Sa main droite était crispée sur une poignée de roseaux.

Maigret eut la sensation d’une présence insolite derrière lui, se retourna et vit le colonel, en pyjama, lui aussi, une robe de chambre de soie passée par-dessus, les pieds dans des mules de chevreau bleu.

Ses cheveux argentés étaient en désordre, son visage un peu bouffi. Et c’était étrange de le voir ainsi, en cette tenue, parmi les mariniers en sabots et en vêtements de gros drap, dans la boue et l’humidité du petit jour.

Il était le plus grand, le plus large. Il émanait de lui un vague parfum d’eau de Cologne.

— C’est Willy !… articula-t-il d’une voix rauque.

Puis il dit quelques mots en anglais, trop vite pour que Maigret pût comprendre, se pencha, toucha le visage du jeune homme.

La fille qui avait éveillé le commissaire sanglotait, appuyée à la porte du café. L’éclusier accourait.

— Téléphonez à la police d’Epernay… Un médecin…

La Negretti elle-même se montrait, débraillée, pieds nus, mais n’osait pas quitter le pont du yacht, appelait le colonel :

— Walter !… Walter !…

A l’arrière-plan, il y avait des gens qu’on n’avait pas vus arriver, le conducteur du petit train, des terrassiers, un paysan dont la vache suivait toute seule le chemin de halage.

— Qu’on le transporte au café… En le touchant le moins possible…

La mort ne faisait aucun doute. L’élégant complet, qui n’était plus qu’une loque, traîna par terre, tandis qu’on soulevait le corps.

Le colonel suivit à pas lents et sa robe de chambre, ses mules bleues, son crâne coloré où le vent soulevait quelques longs cheveux le rendait à la fois saugrenu et hiératique.

La fille redoubla de sanglots quand le cadavre passa près d’elle, courut s’enfermer dans la cuisine. Le patron hurlait dans le cornet du téléphone :

— Mais non, mademoiselle !… La police !… Vite !… C’est un crime… Ne coupez pas… Allô !… Allô !…

Maigret empêcha le plus gros des curieux d’entrer. Mais les mariniers qui avaient découvert le cadavre et aidé à le repêcher se trouvèrent tous dans le café où traînaient encore sur les tables les verres et les litres vides de la veille. Le poêle ronflait. Un balai était au milieu du chemin.

Derrière une fenêtre, le commissaire aperçut la silhouette de Vladimir qui avait trouvé le temps de mettre son calot de marin américain sur sa tête. Les mariniers lui parlaient, mais il ne répondait pas.

Le colonel regardait toujours le cadavre étendu sur les dalles rougeâtres du sol et on n’eût pu dire s’il était ému, ou ennuyé, ou effrayé.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? questionna Maigret en s’approchant.

Sir Lampson soupira, eut l’air de chercher autour de lui celui qu’il chargeait d’habitude de répondre à sa place.

— C’est très affreux… articula-t-il enfin.

— Il n’a pas dormi à bord ?

D’un geste de la main, l’Anglais désigna les mariniers qui les écoutaient. Et c’était comme un rappel à la décence.

Cela signifiait : « Est-ce que vous croyez nécessaire et convenable que ces gens… »

Maigret les fit sortir.

— Il était dix heures, hier soir… Il n’y avait plus de whisky à bord… Vladimir n’en avait pas trouvé à Dizy… J’ai voulu aller à Epernay…

— Willy vous a accompagné ?

— Pas longtemps… Un peu après le pont, il m’a quitté…

— Pourquoi ?

— Nous avons échangé des paroles…

Et tandis que le colonel prononçait ces mots, le regard fixé sur le visage défait, blafard, tordu du mort, ses traits se brouillèrent.

Peut-être le fait qu’il avait trop peu dormi et que ses chairs étaient bouffies lui donnait-il un air plus ému ? Maigret, en tout cas, eût juré qu’il y avait des larmes derrière ses paupières épaisses.

— Vous vous êtes disputés ?

Le colonel haussa les épaules, comme pour se résigner à ce terme vulgaire et brutal.

— Vous lui reprochiez quelque chose ?…

— No ! Je voulais savoir… Je répétais : « Willy, vous êtes une canaille… Mais vous devez me dire… »

Il se tut, accablé, regarda autour de lui pour ne pas se laisser hypnotiser par le mort.

— Vous l’accusiez du meurtre de votre femme ?…

Il haussa les épaules, soupira :

— Il est parti, tout seul… Quelquefois, c’est arrivé… Le lendemain, on buvait le premier whisky ensemble sans se souvenir…

— Vous êtes allé à pied jusqu’à Epernay ?

— Yes !

— Vous avez bu ?

Ce fut un regard apitoyé que le colonel laissa peser sur son interlocuteur.

— J’ai aussi joué, au club… On m’avait dit, à La Bécasse, qu’il y avait un club… Je suis revenu en auto…

— A quelle heure ?

Il fit comprendre d’un mouvement de la main qu’il n’en savait rien.

— Willy n’était pas dans sa couchette ?

— No… Vladimir m’a dit, en me déshabillant…

Une moto avec side-car stoppa devant la porte. Un brigadier en descendit, suivi d’un médecin. L’huis s’ouvrit, se referma.

— Police Judiciaire ! dit Maigret en se présentant à son collègue d’Epernay. Voulez-vous maintenir les gens à distance, téléphoner au Parquet…

Le médecin n’eut besoin que d’un bref examen pour déclarer :

— Il était mort au moment de l’immersion… Regardez ces traces…

Maigret les avait vues. Il savait. Machinalement il observa la main droite du colonel, qui était musclée, avec des ongles taillés carrés, des veines qui saillaient.

Il faudrait au moins une heure pour réunir le Parquet et l’amener sur les lieux. Des agents cyclistes arrivaient, formaient cordon autour du Café de la Marine, et du Southern Cross.

— Je peux m’habiller ? avait questionné le colonel.

Et malgré sa robe de chambre, ses mules, ses chevilles nues, il fut étonnant de dignité, tandis qu’il traversait les rangs de curieux. A peine entré dans la cabine, il en sortit la tête, appela :

— Vladimir !…

Et toutes les écoutilles du yacht se refermèrent.

Maigret interrogeait l’éclusier, qu’un bateau à moteur appelait à ses portes.

— Je suppose que, dans un canal, il n’y a pas de courant. Si bien qu’un corps doit rester à l’endroit où il a été jeté…

— Dans les grands biefs, de dix ou quinze kilomètres, il en est ainsi… Mais ce bief n’en a même pas cinq… Si un bateau descend l’écluse 13, au-dessus de la mienne, je sens l’arrivée d’eau quelques minutes plus tard… Si moi-même j’écluse un bateau avalant, ce sont des mètres cubes de liquide que je tire du canal et qui créent un courant momentané…

— A quelle heure commencez-vous le travail ?

— En principe, au lever du soleil… En fait, beaucoup plus tôt… Les écuries, dont la marche est lente, partent vers trois heures du matin, éclusent le plus souvent eux-mêmes sans que nous les entendions… On ne dit rien, parce qu’on les connaît…

— Si bien que ce matin ?…

— Le Frédéric, qui a couché ici, a dû partir vers trois heures et demie, écluser à Ay à cinq heures…