Et le petit homme tendait sa main, comme à un camarade.
— Vous voici encore avec nous ?… La patronne est à bord… Elle va être contente de vous revoir, car elle dit que, pour un policier, vous êtes un homme bien comme il faut…
Dans l’obscurité, on voyait luire le bout rouge des cigarettes et tous les fanaux, si proches les uns des autres qu’on se demandait comment les bateaux pouvaient encore circuler.
Maigret trouva la grosse Bruxelloise qui passait sa soupe et qui s’essuya la main à son tablier avant de la lui tendre.
— Vous n’avez pas trouvé l’assassin ?…
— Hélas !… Je viens encore vous demander quelques renseignements…
— Asseyez-vous… Une petite goutte ?…
— Merci !…
— Merci oui !… Allons ! Par un temps pareil, ça ne fait de mal à personne… Vous n’êtes pas venu en vélo de Dizy, au moins ?
— De Dizy, oui !…
— Mais il y a soixante-huit kilomètres !…
— Votre charretier est ici ?
— Il doit être sur l’écluse, à discuter… On veut nous prendre notre tour et ce n’est pas le moment de nous laisser faire, car on a déjà perdu assez de temps…
— Il a une bicyclette ?
— Qui, Jean ?… Non !…
Elle rit. Elle expliqua, tout en reprenant son travail :
— Je ne le vois pas bien en vélo, avec ses petites jambes… Mon mari en a un… Mais il y a bien un an qu’il ne s’en est pas servi et je crois que les pneus sont crevés…
— Vous avez passé la nuit à Omey ?
— C’est cela ! On essaie toujours de s’amarrer à un endroit où l’on puisse faire les provisions… Parce que si, pendant la journée, on a le malheur de s’arrêter, il y a toujours d’autres bateaux qui vous passent devant…
— A quelle heure y êtes-vous arrivés ?
— A peu près à l’heure qu’il est maintenant… On s’occupe plus du soleil que de l’heure, vous comprenez ?… encore une petite goutte ?… C’est du genièvre que nous rapportons de Belgique à chaque voyage…
— Vous êtes allée à l’épicerie ?
— Oui, pendant que les hommes prenaient l’apéritif… Il devait être un peu plus de huit heures quand on s’est couchés…
— Jean était à l’écurie ?
— Où aurait-il été ?… Il n’y a qu’avec ses bêtes qu’il se trouve bien…
— Vous n’avez pas entendu de bruit pendant la nuit ?
— Rien du tout… A trois heures, comme toujours, Jean est venu préparer le café… C’est l’habitude… Puis nous sommes partis…
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ?
— Que voulez-vous dire ?… Vous ne soupçonnez pas le vieux Jean, au moins ?… Vous savez, il a l’air drôle, comme ça, quand on ne le connaît pas… Nous, voilà huit ans que nous sommes avec lui… Eh bien ! S’il s’en allait, La Providence ne serait plus ce qu’elle est…
— Votre mari dort avec vous ?
Elle rit encore. Et, comme Maigret était près d’elle, elle lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Dites donc ! Est-ce qu’on a l’air si vieux que ça ?…
— Je puis aller faire un tour à l’écurie ?
— Si vous voulez… Prenez la lanterne qui est sur le pont… Les chevaux sont restés dehors, parce qu’on espère passer quand même cette nuit… Et, une fois à Vitry, nous sommes tranquilles… La plupart des bateaux prennent le canal de la Marne au Rhin… Vers la Saône, c’est plus calme… A part la voûte de huit kilomètres qui me fait toujours peur…
Maigret se dirigea tout seul vers le milieu de la péniche, où se dressait l’écurie. Saisissant la lanterne-tempête qui servait de fanal, il se glissa dans le domaine de Jean, tout imprégné d’une chaude odeur de fumier et de cuir.
Mais c’est en vain qu’il y pataugea pendant près d’un quart d’heure, sans cesser d’entendre la conversation qui se poursuivait sur le quai entre le patron de La Providence et les mariniers.
Quand il arriva un peu plus tard à l’écluse où, pour regagner le retard, tout le monde travaillait à la fois dans le vacarme de manivelles rouillées et d’eau bouillonnante, il aperçut le charretier sur une des portes, son fouet en collier autour de la nuque, manœuvrant une vanne.
Il était vêtu, comme à Dizy, d’un vieux complet de velours à côtes, coiffé d’un feutre passé qui avait perdu son ruban depuis longtemps.
Une péniche sortit du sas, se poussant à la gaffe, car il était impossible d’avancer autrement parmi tous les bateaux agglutinés.
Les voix qui se répondaient d’une péniche à l’autre étaient rauques, hargneuses, et les visages, qu’éclairait parfois un feu, profondément marqués par la fatigue.
Tous ces gens étaient en route depuis trois ou quatre heures du matin, ne rêvaient qu’à la soupe, puis au lit sur lequel on s’abattrait enfin.
Mais chacun voulait franchir d’abord l’écluse encombrée, afin de commencer dans de bonnes conditions l’étape du lendemain.
L’éclusier allait et venait, happait au vol les papiers de l’un et de l’autre, courait dans son bureau où il signait, apposait le cachet, enfouissait les pourboires dans sa poche.
— Pardon !…
Maigret avait touché le bras du charretier, qui se retourna lentement, le regarda de ses yeux à peine visibles derrière l’épais buisson des sourcils.
— Vous avez d’autres bottes que celles que vous portez ?
Jean n’eut pas l’air de comprendre tout de suite. Son visage se plissa davantage. Il fixa ses pieds avec ahurissement.
Enfin il secoua la tête, tira sa pipe de sa bouche, murmura seulement :
— D’autres ?…
— Vous n’avez que ces chaussures-là ?
Un signe affirmatif, très lent, de la tête.
— Vous savez monter à vélo ?
Des gens se rapprochaient, intrigués par ce colloque.
— Venez par ici !… dit Maigret. J’ai besoin de vous…
Le charretier le suivit dans la direction de La Providence, amarrée à près de deux cents mètres. En passant devant ses chevaux, qui se tenaient tête basse, le dos luisant, sous la pluie, il caressa l’encolure du plus proche.
— Montez…
Le patron, tout petit, tout maigre, était arc-bouté à une gaffe plantée au fond de l’eau et poussait son bateau contre la rive pour permettre à une péniche avalante de passer.
Il vit de loin les deux hommes qui pénétraient dans l’écurie, mais il n’eut pas le temps de s’en occuper.
— Vous avez dormi ici cette nuit ?
Un grognement, qui signifiait oui.
— Toute la nuit ? Vous n’avez pas emprunté un vélo à l’éclusier de Pogny ?…
Le charretier avait l’air malheureux d’un simple d’esprit que l’on taquine ou d’un chien qui n’a jamais reçu de coups et qu’on s’avise soudain de battre sans raison.
De la main, il repoussa son chapeau en arrière, frotta son crâne planté de cheveux blancs et durs comme des crins.
— Retirez vos bottes…
L’homme ne bougea pas, jeta un regard à la rive où l’on apercevait les jambes des chevaux. L’un d’eux hennissait, comme s’il eût compris que le charretier était dans l’embarras.
— Vos bottes… Vite !…
Et, joignant le geste à la parole, Maigret fit asseoir Jean sur une planche qui courait le long d’une des parois de l’écurie.
Alors seulement le vieux devint docile et, regardant son bourreau avec des yeux de reproche, il se mit en devoir de retirer une de ses bottes.
Il ne portait pas de chaussettes, mais des bandes de toile graissée au suif étaient enroulées autour de ses pieds et de ses chevilles, faisaient corps avec la peau.
La lanterne éclairait mal. Le patron, qui avait terminé sa manœuvre, vint s’accroupir sur le pont pour voir ce qui se passait dans l’écurie.
Tandis que Jean, grognon, le front dur, mauvais, soulevait la seconde jambe, Maigret nettoyait avec de la paille la semelle de la botte qu’il avait à la main.