A cent mètres, un petit train Decauville allait et venait dans un chantier, et son conducteur, à l’arrière de la locomotive en miniature, avait fixé un parapluie sous lequel il se tenait, frileux, les épaules rentrées.
Une péniche se détachait du bord, s’en allait à la gaffe jusqu’à l’écluse d’où une autre sortait.
Comment la femme était-elle venue là ? Pourquoi ? C’était la question que la police d’Epernay, le Parquet, les médecins, les techniciens de l’Identité Judiciaire s’étaient posée avec ahurissement et que Maigret tournait et retournait dans sa lourde tête.
Elle avait été étranglée, c’était une première certitude. La mort remontait au dimanche soir, vraisemblablement vers dix heures et demie.
Et le cadavre avait été découvert, dans l’écurie, un peu après quatre heures du matin.
Aucune route ne passe près de l’écluse. Rien n’y peut attirer quelqu’un qui ne s’occupe pas de navigation. Le chemin de halage est trop étroit pour permettre le passage à une auto. Et, cette nuit-là, il eût fallu patauger jusqu’à mi-jambe dans les flaques d’eau et dans la boue.
Or, la femme appartenait de toute évidence à un monde qui se déplace plus souvent en voiture de luxe et en sleeping qu’à pied.
Elle ne portait qu’une robe de soie crème et des chaussures en daim blanc qui étaient plutôt des chaussures de plage que des souliers de ville.
La robe était fripée, mais on n’y relevait pas une tache de boue. Seul le bout du soulier gauche était encore mouillé au moment de la découverte.
— Trente-huit à quarante ans ! avait dit le médecin après l’avoir examinée.
Ses boucles d’oreilles étaient deux perles véritables, valant environ quinze mille francs. Son bracelet, en or et platine, travaillé dans le goût ultramoderne, était plus esthétique que coûteux mais portait la signature d’un joaillier de la place Vendôme.
Les cheveux étaient bruns, ondulés, coupés très court sur la nuque et aux tempes.
Quant au visage, défiguré par la strangulation, il avait dû être d’une joliesse assez remarquable.
Une femme, sans doute, du genre pétillant.
Ses ongles, manucurés, vernis, étaient sales.
On n’avait pas retrouvé de sac à main près d’elle. Les polices d’Epernay, de Reims et de Paris, munies d’une photographie du cadavre, essayaient en vain, depuis le matin, d’établir son identité.
Et la pluie tombait sans trêve sur un vilain paysage. A gauche et à droite, l’horizon était borné par des collines crayeuses, aux traînées blanches et noires, où les vignes, à cette saison, n’apparaissaient que comme des croix de bois dans un cimetière du front.
L’éclusier, qu’une casquette galonnée d’argent permettait seule de reconnaître, tournait d’un air accablé autour de son bassin où l’eau se mettait à bouillonner chaque fois qu’il ouvrait les vannes.
Et à chaque marinier, tandis qu’un bateau s’élevait ou descendait, il racontait l’histoire.
Parfois les deux hommes, les feuilles réglementaires une fois signées, gagnaient à grands pas le Café de la Marine, vidaient des verres de rhum ou une chopine de vin blanc.
Régulièrement l’éclusier montrait du menton Maigret qui, rôdant sans but précis, devait donner une impression de désarroi.
C’était un fait. L’affaire se présentait d’une façon tout à fait anormale. Il n’y avait même pas un témoin à questionner.
Car le Parquet, après avoir interrogé l’éclusier, puis s’être entendu avec l’ingénieur des Ponts et Chaussées, avait décidé de laisser tous les bateaux poursuivre leur route.
Les deux charretiers étaient partis les derniers vers midi, convoyant chacun un panama.
Comme il y a une écluse tous les trois ou quatre kilomètres et que ces écluses sont reliées téléphoniquement entre elles, on pouvait savoir, à n’importe quel moment, l’endroit où n’importe quel bateau se trouvait et lui barrer la route.
Au surplus, un commissaire de police d’Epernay avait questionné tout le monde et Maigret avait à sa disposition le procès-verbal de ces interrogatoires d’où rien ne ressortait, sinon que la réalité était invraisemblable.
Tous ceux qui se trouvaient la veille au Café de la Marine étaient connus, soit du patron, soit de l’éclusier, le plus souvent des deux.
Les charretiers couchaient au moins une fois par semaine dans la même écurie, et toujours dans le même état assez proche de l’ivresse.
— Vous comprenez ! A chaque écluse, on boit le coup… Presque tous les éclusiers vendent à boire…
Le bateau-citerne arrivé le dimanche après-midi et reparti le lundi matin transportait de l’essence et appartenait à une grosse compagnie du Havre.
Quant à La Providence, dont le patron était propriétaire, elle passait vingt fois par an, avec ses deux chevaux et son vieux charretier. Et il en était de même des autres !
Maigret était maussade. Cent fois il entra dans l’écurie, puis dans le café ou dans la boutique.
On le vit marcher jusqu’au pont de pierre avec l’air de compter ses pas ou de chercher quelque chose dans la boue. Il assista, renfrogné, dégouttant d’eau, à dix éclusées.
On se demandait quelle était son idée et en réalité il n’en avait pas. Il n’essayait même pas de découvrir un indice à proprement parler, mais plutôt de s’imprégner de l’ambiance, de saisir cette vie du canal si différente de ce qu’il connaissait.
Il s’était assuré qu’on pourrait lui prêter une bicyclette s’il désirait rejoindre l’un ou l’autre des bateaux.
L’éclusier lui avait remis le Guide officiel de la Navigation intérieure où des localités inconnues, comme Dizy, prennent, pour des raisons topographiques, ou à cause d’une jonction, d’un croisement, de la présence d’un port, d’une grue, voire d’un bureau de déclaration, une importance insoupçonnée.
Il essayait de suivre, en esprit, péniches et charretiers :
« Ay - Port - Écluse n°13.
Mareuil-sur-Ay - Chantier de construction de bateaux - Port - Bassin de virement - Écluse n°12 - Côte 74,36… »
Puis Bisseuil, Tours-sur-Marne, Condé, Aigny…
Tout à l’autre bout du canal, par-delà le plateau de Langres, que les bateaux escaladaient écluse par écluse et qu’ils redescendaient sur l’autre versant, la Saône, Chalon, Mâcon, Lyon…
— Qu’est-ce que cette femme est venue faire ici ?
Dans une écurie, avec ses perles aux oreilles, son bracelet de style, ses souliers de daim blanc !
Elle avait dû arriver vivante, puisque le crime s’était commis après dix heures du soir.
Mais comment ? Mais pourquoi ? Et personne n’avait rien entendu ! Elle n’avait pas crié ! Les deux charretiers ne s’étaient pas réveillés !
Sans le fouet perdu, on n’aurait sans doute découvert le cadavre que quinze jours ou un mois plus tard, par hasard, en remuant la paille !
Et d’autres charretiers seraient venus ronfler à côté de ce corps de femme !
Malgré la pluie froide, il y avait toujours dans l’atmosphère quelque chose de pesant, d’implacable. Et le rythme de vie était lent.
Des pieds chaussés de bottes ou de sabots se traînaient sur les murs de l’écluse ou le long du chemin de halage. Des chevaux tout mouillés attendaient la fin de la bassinée pour repartir en s’étirant dans un effort progressif, arc boutés sur leurs pattes de derrière.
Et le soir allait tomber, comme la veille. Déjà les péniches montantes ne poursuivaient plus leur route, mais s’amarraient pour la nuit, tandis que les mariniers engourdis s’avançaient par groupes vers le café.
Maigret alla jeter un coup d’œil à la chambre qu’on venait de lui préparer, à côté de celle du patron. Il y resta une dizaine de minutes, changea de chaussures et nettoya sa pipe.
Au moment où il redescendait, un yacht que conduisait un matelot en ciré longeait la rive au ralenti, battait en arrière et s’arrêtait sans heurt entre deux bittes.