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Le matelot effectua seul toutes ces manœuvres. Deux hommes sortirent un peu plus tard de la cabine, regardèrent autour d’eux avec ennui et finirent par se diriger vers le Café de la Marine.

Ils avaient endossé des cirés, eux aussi. Mais, quand ils les retirèrent, ils se trouvèrent en chemise de flanelle ouverte sur la poitrine et un pantalon blanc.

Les mariniers les regardaient sans que les nouveaux venus manifestassent la moindre gêne. Au contraire ! Ce genre de décor semblait leur être familier.

L’un d’eux était grand, gros, grisonnant, avec un teint brique et des yeux saillants, au regard glauque qui glissait sur les gens et les choses comme sans les voir.

Il se renversa sur sa chaise de paille, attira une seconde chaise sous ses pieds, fit claquer ses doigts pour appeler le patron.

Son compagnon, qui devait avoir vingt-cinq ans, lui parlait anglais avec une nonchalance qui sentait le snobisme.

Ce fut lui qui demanda sans accent :

— Vous avez du champagne naturel ?… Non mousseux ?…

— J’en ai…

— Apportez-en une bouteille…

Ils fumaient des cigarettes à bout de carton importées de Turquie.

La conversation des mariniers, un instant suspendue, reprenait progressivement.

Un peu après que le patron eut servi le vin, le matelot entra, en pantalon blanc, lui aussi, et en jersey de marin à rayures bleues.

— Ici, Vladimir…

Le plus gros bâillait, exprimait un ennui compact. Il vida son verre avec une moue qui n’était qu’à demi satisfaite.

— Une bouteille ! souffla-t-il à l’adresse du plus jeune.

Et celui-ci répéta plus haut, comme s’il eût été habitué à transmettre ainsi les ordres :

— Une bouteille !… Du même !…

Maigret sortit de son coin, où il était attablé devant une canette de bière.

— Pardon, messieurs… Puis-je me permettre de vous poser une question ?…

L’aîné désigna son compagnon d’un geste qui signifiait :

« Adressez-vous à lui ! »

Il ne montrait ni surprise, ni intérêt. Le matelot se versait à boire, coupait le bout d’un cigare.

— Vous arrivez par la Marne ?

— Par la Marne, bien entendu…

— Vous étiez amarré loin d’ici la nuit dernière ?

Le plus gros tourna la tête, dit en anglais :

— Réponds-lui que ça ne le regarde pas !

Maigret feignit de n’avoir pas compris et, sans rien ajouter, tira de son portefeuille la photographie du cadavre, la posa sur la toile cirée brune de la table.

Les mariniers, assis ou debout devant le comptoir, suivaient la scène des yeux.

Le yachtman bougea à peine la tête pour regarder le portrait. Puis il examina Maigret, soupira :

— Police ?

Il avait un fort accent anglais, une voix fatiguée.

— Police Judiciaire ! Un crime a été commis ici la nuit dernière. La victime n’a pas encore pu être identifiée.

— Où elle est ? questionna l’autre en se levant et en désignant le portrait.

— A la morgue d’Epernay. Vous la connaissez ?

La face de l’Anglais était impénétrable. Maigret remarqua pourtant que son cou énorme, apoplectique, était devenu violacé.

Il prit sa casquette blanche qu’il posa sur son crâne dégarni, grommela d’abord en anglais en se tournant vers son compagnon :

— Encore des complications !

Puis enfin, indifférent à l’attention des mariniers, il déclara en tirant une bouffée de sa cigarette :

— C’est mon femme !

On entendit plus nettement le crépitement de la pluie sur les vitres et même le grincement des manivelles de l’écluse. Le silence dura quelques secondes, absolu, comme si toute vie eût été suspendue.

— Vous paierez, Willy…

L’Anglais jeta son ciré sur ses épaules, sans passer les manches, grogna à l’adresse de Maigret :

— Venez dans le bateau…

Le matelot qu’il avait appelé Vladimir acheva d’abord la bouteille de champagne, puis s’en fut comme il était venu, en compagnie de Willy.

La première chose que vit le commissaire en arrivant à bord fut une femme en peignoir, pieds nus, cheveux défaits, qui sommeillait sur une couchette de velours grenat.

L’Anglais lui toucha l’épaule et, avec le même flegme que précédemment, sur un ton exempt de galanterie, commanda :

— Va dehors…

Puis il attendit, le regard errant sur la table pliante où il y avait un flacon de whisky et une demi-douzaine de verres sales, ainsi qu’un cendrier débordant de bouts de cigarette.

Il finit, machinalement, par se verser à boire, poussa la bouteille vers Maigret d’un geste qui signifiait :

— Si vous en voulez…

Une péniche passait à ras des hublots et le charretier, à cinquante mètres de là, arrêtait ses chevaux dont on entendait tinter les grelots.

II

Les hôtes du Southern Cross

Maigret était à peu près aussi haut et large que l’Anglais. Au Quai des Orfèvres, sa placidité était légendaire. Pourtant, cette fois, il était impatienté par le calme de son interlocuteur.

Et ce calme semblait être le mot d’ordre à bord. Depuis le matelot Vladimir jusqu’à la femme qu’on venait d’arracher à son sommeil, chacun avait le même air indifférent ou abruti. On eût dit des gens qu’on tirait du lit au lendemain d’une terrible ivresse.

Un détail, entre cent. Tout en se levant et en cherchant une boîte de cigarettes, la femme aperçut la photographie que l’Anglais avait posée sur la table et qui, dans le court trajet du Café de la Marine au yacht, s’était mouillée.

— Mary ?… questionna-t-elle avec, à peine, un tressaillement.

— Mary, yes !

Et ce fut tout ! Elle sortit par une porte qui s’ouvrait vers l’avant et qui devait conduire au cabinet de toilette.

Willy arrivait sur le pont, se penchait devant l’écoutille. Le salon était exigu. Les cloisons d’acajou verni étaient minces et, de l’avant, on devait tout entendre, car le propriétaire regarda d’abord de ce côté, les sourcils froncés, puis du côté du jeune homme à qui il dit avec quelque impatience :

— Allons !… Entrez !…

Et à Maigret, brusquement :

— Sir Walter Lampson, colonel en retraite de l’Armée des Indes !

Il accompagna sa propre présentation d’un petit salut sec et d’un geste qui désignait la banquette.

— Monsieur ?… questionna le commissaire tourné vers Willy.

— Un ami… Willy Marco…

— Espagnol ?

Le colonel haussa les épaules. Maigret scrutait du regard le visage manifestement israélite du jeune homme.

— Grec par mon père… Hongrois par ma mère…

— Je me vois obligé de vous poser un certain nombre de questions, sir Lampson…

Willy s’était assis avec désinvolture sur le dossier d’une chaise et se balançait tout en fumant une cigarette.

— J’écoute !

Mais, au moment où Maigret allait parler, le yachtman prononça :

— Qui est-ce qui a fait ? On sait ?

Il parlait de l’auteur du crime.

— On n’a rien découvert jusqu’à présent. C’est pourquoi vous serez très utile à l’enquête en me renseignant sur certains points…

— Avec corde ? fit-il en portant la main à son cou.

— Non ! L’assassin ne s’est servi que de ses mains. Quand avez-vous vu Mrs Lampson pour la dernière fois ?

— Willy…

Willy était décidément l’homme à tout faire, à commander les boissons et à répondre aux questions posées au colonel.

— A Meaux, jeudi soir… dit-il.

— Et vous n’avez pas signalé sa disparition à la police ?

Sir Lampson se servait un nouveau whisky.

— Pourquoi ? Elle faisait ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ?