Maigret, quand même, nota ce petit décalage.
Ils se retrouvaient sur un trottoir mal éclairé par un réverbère, en face de l’auto dont le chauffeur n’avait pas quitté le siège.
— Vous dînez, n’est-ce pas ? fit encore sir Lampson sans même se tourner vers Maigret.
— Merci… Je vais profiter de ce que je suis ici pour effectuer quelques démarches…
Le colonel s’inclina sans insister.
— Venez, Willy…
Maigret resta un moment sur le seuil de la morgue, tandis que le jeune homme, après avoir conféré avec l’Anglais, se penchait vers le chauffeur.
Il était question de savoir quel était le meilleur restaurant de la ville. Des gens passaient, ainsi que des tramways éclairés et sonnaillants.
A quelques kilomètres s’étirait le canal et tout le long, près des écluses, des péniches qui dormaient s’en iraient à quatre heures du matin, dans une odeur de café chaud et d’écurie.
III
Le collier de Mary
Quand Maigret se coucha, dans la chambre dont l’odeur caractéristique ne fut pas sans l’incommoder, il se complut longtemps à rapprocher deux images.
A Epernay, d’abord, à travers les baies illuminées de La Bécasse, le meilleur restaurant de la ville, le colonel et Willy, correctement attablés, entourés de maîtres d’hôtel de grand style…
C’était moins d’une demi-heure après la visite à la morgue. Sir Walter Lampson se tenait un peu raide et l’impassibilité de son visage coloré, surmonté de rares cheveux d’argent, était prodigieuse.
A côté de son élégance, ou plus exactement de sa race, celle de Willy, pourtant désinvolte, sentait la contrefaçon.
Maigret avait dîné ailleurs, s’était mis en rapport téléphonique avec la Préfecture, puis avec la police de Meaux.
Enfin il avait arpenté à pied, tout seul, dans la nuit pluvieuse, le long ruban de route. Il avait aperçu les hublots éclairés du Southern Cross, en face du Café de la Marine.
Et il avait eu la curiosité de s’y présenter, sous prétexte d’une pipe oubliée.
C’était là qu’il avait recueilli la seconde image : dans la cabine d’acajou, Vladimir, toujours en tricot rayé de marin, une cigarette aux lèvres, était assis en face de Mme Negretti, dont les cheveux huileux pendaient à nouveau sur les joues.
Ils jouaient aux cartes – à soixante-six, un jeu de l’Europe centrale.
Il y avait eu un petit moment de stupeur. Mais pas même un tressaillement ! Les souffles suspendus l’espace d’une seconde. Après quoi Vladimir s’était levé pour chercher la pipe. Gloria Negretti avait questionné en zézayant :
— Ils ne reviennent pas encore ?… C’est bien Mary ?…
Le commissaire avait failli monter sur son vélo et suivre le canal, afin de rejoindre les péniches qui avaient passé la nuit du dimanche au lundi à Dizy. La vue du chemin détrempé, du ciel noir, l’avait découragé.
Quand on frappa à sa porte, il se rendit compte, avant même d’ouvrir les yeux, que la fenêtre laissait pénétrer dans la chambre la grisaille de l’aube.
Il avait eu un sommeil agité, tout plein de piétinements de chevaux, d’appels confus, de pas dans l’escalier, de verres heurtés, en bas, et enfin de relents de café et de rhum chaud qui étaient montés jusqu’à lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lucas ! J’entre ?…
Et l’inspecteur Lucas, qui travaillait presque toujours avec Maigret, poussa la porte, serra la main moite que son chef lui tendait par une ouverture des draps.
— Vous avez déjà quelque chose ? Pas trop fatigué, vieux ?
— Pas trop ! Tout de suite après votre coup de téléphone, je suis allé à l’hôtel en question, au coin de la rue de la Grande-Chaumière. Les petites n’y étaient pas. J’ai pris les noms à tout hasard… Suzanne Verdier, dite Suzy, née à Honfleur en 1906… Lia Lauwenstein, née dans le grand-duché de Luxembourg en 1903… La première est arrivée à Paris voilà quatre ans comme bonne à tout faire, puis a travaillé quelque temps comme modèle… La Lauwenstein a surtout vécu sur la Côte d’Azur… Ni l’une ni l’autre, je m’en suis assuré, ne figure sur les registres de la police des mœurs… Mais c’est tout comme !…
— Dites, vieux, vous ne voudriez pas me passer ma pipe et commander du café ?
On entendait des remous d’eau dans l’écluse et un moteur Diesel tournant au ralenti. Maigret sortit du lit, se dirigea vers un lavabo dérisoire où il versa de l’eau fraîche dans la cuvette.
— Allez toujours…
— Je me suis rendu à La Coupole, comme vous me l’aviez dit… Elles n’y étaient pas, mais tous les garçons les connaissent… Ils m’ont envoyé au Dingo, puis à La Cigogne… Enfin, dans un petit bar américain dont j’ai oublié le nom, rue Vavin, je les ai trouvées, solitaires, pas très fières… Lia n’est vraiment pas mal… Elle a surtout un genre à elle… Suzy est une brave petite blonde sans méchanceté qui aurait pu faire, si elle était restée dans sa province, une gentille mère de famille… Elle a des taches de son plein la figure et…
— Vous ne voyez pas une serviette quelque part ? interrompit Maigret, le visage ruisselant, les yeux clos. A propos, est-ce qu’il pleut toujours ?
— Il ne pleuvait pas quand je suis arrivé, mais cela va tomber d’un moment à l’autre. A six heures du matin, il y avait un brouillard qui glaçait les poumons… J’ai donc offert à boire à ces demoiselles… Elles ont tout de suite demandé des sandwichs, ce qui ne m’a pas étonné tout d’abord… Mais j’ai fini par apercevoir le collier de perles que la Lauwenstein avait au cou… En manière de plaisanterie, j’ai mordu dedans… Elles sont tout ce qu’il y a de plus authentiques… Pas un collier de milliardaire américaine, mais quelque chose dans les cents mille francs quand même… Or, quand des petites femmes de ce genre préfèrent des sandwichs et du chocolat à des cocktails…
Maigret, qui fumait sa première pipe, alla ouvrir la porte à la fille qui apportait du café. Puis, à travers la fenêtre, il jeta un coup d’œil au yacht, où il n’y avait pas encore trace de vie. Une péniche passait près du Southern Cross. Le marinier adossé au gouvernail regardait son voisin avec une admiration grincheuse.
— Alors… Continuez…
— Je les ai conduites ailleurs, dans un café tranquille…
» Là, j’ai montré soudain ma médaille, puis le collier, et j’ai lancé à tout hasard :
» — Les perles de Mary Lampson, n’est-ce pas ?
» Mes compagnes ne savaient sans doute pas qu’elle est morte. En tout cas, si elles le savaient, elles ont joué leur rôle à la perfection.
» Elles ont mis quelques minutes à avouer. C’est Suzy qui a fini par conseiller à l’autre :
» — Dis-lui donc la vérité, du moment qu’il en sait déjà tant !
» Et cela a été une jolie histoire… Vous voulez un coup de main, patron ?…
Maigret faisait, en effet, de vains efforts pour attraper les bretelles qui pendaient sur ses cuisses.
— Le point principal, d’abord : elles ont juré toutes les deux que c’est Mary Lampson elle-même qui leur a donné les perles vendredi dernier, à Paris, où elle est venue les voir… Vous devez mieux comprendre que moi, qui ne connais l’affaire que par ce que vous m’en avez dit au téléphone…
» J’ai demandé si Mme Lampson était accompagnée de Willy Marco. Elles prétendent que non, affirment qu’elles n’ont pas vu Willy depuis le jeudi, lorsqu’elles l’ont quitté à Meaux…
— Doucement ! interrompit Maigret en nouant sa cravate devant un miroir grisâtre qui le déformait. Le mercredi soir, le Southern Cross arrive à Meaux… Nos deux jeunes personnes sont à bord… La nuit se passe gaiement, en compagnie du colonel, de Willy, de Mary Lampson et de la Negretti…