— C’est loin ?
— Tout juste trente-deux kilomètres…
— Et l’Eco III ?
— Il devrait être à La Chaussée… Mais un avalant m’a dit hier au soir qu’il avait cassé son hélice à l’écluse 12… Si bien que vous le rencontrerez à Tours-sur-Marne, à quinze kilomètres… C’est leur faute !… D’ailleurs, le règlement interdit de charger à deux cent quatre-vingts tonnes comme ils s’obstinent tous à le faire…
Il était dix heures du matin. Quand Maigret monta sur la bicyclette qu’il avait louée, il aperçut le colonel installé dans un rocking-chair, sur le pont du yacht, ouvrant les journaux de Paris que le facteur venait d’apporter.
— Rien de spécial ! dit-il à Lucas. Restez par ici… Ne les perdez pas trop de vue…
Les hachures de pluie s’espaçaient. La route était droite. A la troisième écluse, le soleil se montra, encore un peu pâle, faisant scintiller les gouttelettes d’eau sur les roseaux.
De temps en temps, Maigret devait descendre de machine pour dépasser les chevaux d’une péniche qui, accouplés, prenaient la largeur du chemin, s’avançaient, une jambe après l’autre, dans un effort qui soulignait tous leurs muscles.
Deux bêtes étaient conduites par une petite fille de huit à dix ans, en robe rouge, qui portait sa poupée à bout de bras.
Les villages, pour la plupart, étaient assez éloignés du canal. Si bien que cette bande régulière d’eau plate semblait s’étirer dans une solitude absolue.
Un champ, par-ci par-là, avec des hommes courbés sur la terre sombre. Mais presque toujours c’étaient des bois. Et des roseaux hauts d’un mètre cinquante à deux mètres ajoutaient encore à l’impression de calme.
Une péniche chargeait de la craie près d’une carrière, dans un poudroiement qui blanchissait sa coque et les hommes qui s’agitaient.
Dans l’écluse de Saint-Martin, il y avait un bateau, mais ce n’était pas encore La Providence.
— Ils doivent déjeuner dans le bief au-dessus de Châlons ! annonça l’éclusière qui allait et venait d’une porte à l’autre, suivie de deux gosses accrochées à ses jupons.
Maigret avait un front têtu. Il fut surpris, vers onze heures, de se trouver dans un décor printanier, dans une atmosphère toute vibrante de soleil et de tiédeur.
Devant lui, le canal se profilait en ligne droite sur une distance de six kilomètres, bordé des deux côtés par des bois de sapins.
Tout au bout, on devinait les murs clairs d’une écluse dont les portes laissaient gicler des filets d’eau.
A mi-chemin, une péniche était arrêtée, un peu en travers. Ses deux chevaux, dételés, la tête enfouie dans un sac, mangeaient l’avoine en s’ébrouant.
La première impression gaie, ou tout au moins reposante ! Pas une maison en vue. Et les reflets, sur l’eau calme, étaient larges et lents.
Quelques coups de pédale encore et le commissaire vit, à l’arrière de la péniche, une table dressée sous le taud protégeant la barre. La toile cirée était à carreaux bleus et blancs. Une femme à chevelure blonde posait au milieu un plat fumant.
Il descendit de machine après avoir lu, sur la coque arrondie, patinée, luisante : La Providence.
Un des chevaux le regarda longuement, remua les oreilles, poussa un drôle de grognement avant de se remettre à manger.
Entre la péniche et la rive, il n’y avait qu’une planche étroite et mince qui ploya sous le poids de Maigret. Deux hommes déjeunaient, en le suivant des yeux, tandis que la femme s’avançait au-devant de lui.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-elle tout en boutonnant son corsage à demi ouvert sur une poitrine opulente.
Son accent était presque aussi chantant que celui du Midi. Elle n’était pas troublée. Elle attendait. Elle semblait protéger les deux hommes de sa joyeuse corpulence.
— Un renseignement, dit le commissaire. Vous savez sans doute qu’un crime a été commis à Dizy…
— Les gens du Castor et Pollux, qui nous a trématés ce matin, nous l’ont raconté… Est-ce que c’est vrai ?… C’est presque impossible, n’est-ce pas ?… Comment aurait-on fait ?… Et sur le canal, où on est si tranquille !…
Ses joues s’ornaient de couperose. Les deux hommes mangeaient toujours sans cesser d’observer Maigret. Celui-ci, machinalement, jeta un coup d’œil au plat rempli d’une viande noirâtre dont le fumet étonnait ses narines.
— Un chevreau, que j’ai acheté ce matin à l’écluse d’Aigny… Vous vouliez nous demander un renseignement ?… Nous, n’est-ce pas ? Nous sommes partis avant qu’on ait découvert le cadavre… A propos, cette pauvre dame, est ce qu’on sait enfin qui elle est ?…
Un des deux hommes était petit, brun de poil, avec des moustaches tombantes et quelque chose de doux, de docile dans toute sa personne.
C’était le mari. Il s’était contenté de saluer vaguement l’intrus, laissant à sa femme le soin de parler.
L’autre pouvait avoir soixante ans. Ses cheveux, très drus, mal taillés, étaient blancs. Une barbe de trois ou quatre centimètres couvrait son menton et la plus grande partie de ses joues, si bien que, les sourcils étant très épais, il semblait aussi velu qu’un animal.
Par contraste, ses yeux étaient clairs, inexpressifs.
— C’est à votre charretier que je voudrais poser quelques questions…
La femme rit.
— A Jean ?… Je dois vous prévenir qu’il ne parle pas beaucoup… C’est notre ours !… Regardez-le manger… Mais c’est aussi le meilleur charretier qu’on puisse trouver…
La fourchette du vieux s’était immobilisée. Il regardait Maigret avec des prunelles d’une limpidité troublante.
Certains innocents de village ont de ces regards-là, et aussi certaines bêtes habituées à être bien traitées et que l’on brutalise soudain.
Un peu d’hébétude. Mais autre chose aussi, d’inexprimable, comme un repliement sur soi-même.
— A quelle heure vous êtes-vous levé pour soigner vos chevaux ?
— Comme toujours…
Il avait des épaules d’une largeur d’autant plus étonnante qu’il était très court sur pattes.
— Jean se lève tous les matins à deux heures et demie ! intervint la patronne. Vous pouvez regarder nos bêtes… Elles sont pansées chaque jour comme des chevaux de luxe… Et, le soir, vous ne lui feriez pas prendre un coup de blanc avant qu’il les ait bouchonnées…
— Vous dormez dans l’écurie ?
Jean n’avait pas l’air de comprendre. Ce fut encore la femme qui désigna une construction plus haute, au milieu du bateau.
— C’est l’écurie ! dit-elle. Il couche toujours là. Nous, nous avons notre cabine à l’arrière… Voulez-vous visiter ?…
Le pont était d’une propreté méticuleuse, les cuivres mieux astiqués qu’à bord du Southern Cross. Et quand la femme ouvrit une double porte de pitchpin, surmontée d’une écoutille en verres de couleurs, Maigret aperçut un petit salon attendrissant.
On y trouvait les mêmes meubles de chêne Henry III que dans le plus traditionnel des intérieurs de petits-bourgeois. La table était couverte d’un tapis brodé à l’aide de soies de teintes différentes et supportait des vases, des photographies montées sur supports, une jardinière débordante de plantes vertes.
Il y avait encore de la broderie sur un buffet. Les fauteuils étaient protégés par des housses au filet.
— Si Jean l’avait voulu, on lui aurait arrangé un lit près de nous… Mais il prétend qu’il ne peut dormir qu’à l’écurie… Même que nous avons toujours peur qu’un jour il reçoive un coup de pied… Les bêtes ont beau le connaître, n’est-ce pas ?… Quand elles dorment…
Elle s’était mise à manger, en ménagère qui prépare des petits plats pour les autres et qui choisit les plus mauvais morceaux sans même y penser…