Jean s’était levé, regardait tantôt ses chevaux, tantôt le commissaire, tandis que le patron roulait une cigarette.
— Et vous n’avez rien vu, rien entendu ? questionna Maigret en fixant le charretier.
Ce dernier se tourna vers la patronne qui, la bouche pleine, répondit :
— Vous devez bien penser que, s’il avait vu quelque chose, il l’aurait dit.
— La Marie arrive !… annonça son mari avec inquiétude.
Depuis quelques instants, il y avait dans l’air des trépidations de moteur. Maintenant, on distinguait, derrière La Providence, la forme d’une péniche.
Jean regarda la femme, qui regarda Maigret avec hésitation.
— Écoutez, dit-elle enfin, si vous devez parler à Jean, cela ne vous fait-il rien de parler en route ?… La Marie, malgré son moteur, va plus lentement que nous… Si elle nous trémate avant l’écluse, elle en aura pour deux jours à nous barrer la route…
Jean n’avait pas attendu les dernières phrases. Il avait retiré les sacs d’avoine de la tête des chevaux qu’il conduisait à cent mètres en avant de la péniche.
Le patron saisit une trompette de fer-blanc, en tira des sons tremblotants.
— Vous restez à bord ?… Nous, vous comprenez, nous vous dirons ce que nous savons… Tout le monde nous connaît sur les canaux, depuis Liège jusqu’à Lyon…
— Je vous rejoindrai à l’écluse, dit Maigret dont le vélo était resté à terre.
La passerelle fut retirée. Une silhouette venait d’apparaître sur les portes de l’écluse et on ouvrait les vannes. Les chevaux se mirent en marche, dans un bruit de grelots, balançant le pompon rouge qu’ils avaient au sommet de la tête.
Jean allait à leur côté, lent, indifférent.
Et la péniche à moteur, deux cents mètres derrière, ralentissait en s’apercevant qu’elle arrivait trop tard.
Maigret suivit, en tenant le guidon de son vélo d’une main. Il pouvait voir la femme qui achevait de manger en hâte et son mari, tout petit, tout maigre, inconsistant, presque couché sur la barre d’un gouvernail trop lourd pour lui.
IV
L’amant
— J’ai déjeuné ! annonça Maigret en pénétrant au Café de la Marine, où Lucas était installé près d’une fenêtre.
— A Aigny ? questionna le patron. C’est mon beau-frère qui tient l’auberge…
— Servez-nous de la bière…
C’était comme une gageure. A peine le commissaire, peinant sur sa bicyclette, se rapprochait-il de Dizy, que le temps se remettait au gris. Et maintenant des gouttes de pluie hachuraient le dernier rayon de soleil.
Le Southern Cross était toujours à sa place. On ne voyait personne sur le pont. Et il n’arrivait aucun bruit de l’écluse, si bien que, pour la première fois, Maigret eut une impression de vraie campagne en entendant les poules piailler dans la cour.
— Rien ? demanda-t-il à l’inspecteur.
— Le matelot est revenu avec des provisions. La femme s’est montrée un instant, en peignoir bleu. Le colonel et Willy sont venus boire l’apéritif. Je crois qu’ils m’ont regardé de travers…
Maigret prit le tabac que son compagnon lui tendait, bourra sa pipe en attendant que le patron qui les avait servis eût disparu dans sa boutique.
— Rien non plus ! grommela-t-il alors. Des deux bateaux qui pourraient avoir amené Mary Lampson, l’un est en panne à quinze kilomètres d’ici et l’autre se traîne à une allure de trois kilomètres à l’heure le long du canal…
» Le premier est en fer… Donc, impossible que le cadavre y ait récolté de la résine…
» Le second est en bois… Les mariniers s’appellent Canelle… Une bonne grosse mère, qui a voulu à toute force me faire boire un verre d’affreux rhum, avec un tout petit mari qui court autour d’elle comme un épagneul…
» Il n’y aurait que leur charretier…
» Ou bien il fait la bête, et alors il est prodigieux de vérité, ou bien c’est une brute épaisse… Il y a huit ans qu’il est avec eux… Si le mari est l’épagneul, ce Jean serait le bouledogue…
» Il se lève à deux heures et demie du matin, soigne ses chevaux, avale un bol de café et commence à marcher à côté des bêtes…
» Il tire ainsi ses trente à quarante kilomètres tous les jours, du même pas, avec un coup de vin blanc à chaque écluse…
» Le soir, il bouchonne les animaux, soupe sans desserrer les dents et se laisse tomber sur sa botte de paille, la plupart du temps tout habillé…
» J’ai vu ses papiers : un vieux carnet militaire dont on peut à peine tourner les pages, tant elles poissent, au nom de Jean Liberge, né à Lille en 1869.
» C’est tout !… Ou plutôt non !… Il faudrait admettre que La Providence eût embarqué Mary Lampson le jeudi soir, à Meaux… Or, elle était vivante… Elle vivait encore en arrivant ici le dimanche soir…
» Il est matériellement impossible de cacher un être humain contre son gré pendant deux jours dans l’écurie du bateau…
» Si bien que tous les trois seraient coupables…
Et la grimace de Maigret disait qu’il n’y croyait pas.
— Quant à supposer que la victime s’est embarquée de son plein gré… Savez-vous ce que vous allez faire, vieux ? Demandez donc à sir Lampson le nom de jeune fille de sa femme… Accrochez-vous au téléphone et trouvez-moi des renseignements sur elle…
Il traînait encore à deux ou trois endroits du ciel des rayons de soleil, mais la pluie tombait de plus en plus serrée. Lucas était à peine sorti du Café de la Marine, se dirigeant vers le yacht, que Willy Marco en descendait, en tenue de ville, souple et nonchalant, le regard vague.
C’était décidément un trait commun à tous les hôtes du Southern Cross d’avoir toujours l’air de gens qui n’ont pas assez dormi, ou qui digèrent mal de trop nombreuses libation.
Les deux hommes se croisèrent sur le chemin de halage. Willy parut hésiter en voyant l’inspecteur monter à bord puis, allumant une nouvelle cigarette à celle qu’il achevait de fumer, il marcha droit vers le café.
C’était Maigret qu’il cherchait, sans essayer de donner le change.
Il ne quitta pas son feutre mou, qu’il toucha distraitement du doigt, murmura :
— Bonjour, commissaire… Bien dormi ?… Je voudrais vous dire deux mots…
— J’écoute…
— Pas ici, si cela vous est égal… Il n’est pas possible de monter dans votre chambre, par exemple ?
Il n’avait rien perdu de sa désinvolture. Ses petits yeux pétillaient et ils n’étaient pas loin d’être joyeux, ou malicieux.
— Vous fumez ?
— Merci…
— C’est vrai que vous êtes un fumeur de pipe…
Maigret se décida à le conduire dans sa chambre, qui n’était pas encore faite. Tout de suite, après un regard au yacht, Willy s’assit au bord du lit, commença :
— Bien entendu, vous avez déjà pris des renseignements sur moi…
Il chercha un cendrier des yeux, n’en trouva pas, laissa tomber sa cendre par terre.
— Pas fameux, hein ?… Je n’ai d’ailleurs jamais essayé de me faire passer pour un petit saint… Et le colonel me répète trois fois par jour que je suis une canaille…
Ce qui était extraordinaire, c’était l’expression de franchise de son visage. Maigret s’avouait même que son interlocuteur, qui lui avait été antipathique au premier abord, lui devenait supportable.
Un étrange mélange. De la rouerie, de l’astuce. Mais en même temps une étincelle qui faisait pardonner le reste, un rien de drôlerie aussi, qui désarmait.
— Remarquez que j’ai fait mes études à Eton, comme le prince de Galles… Si nous étions du même âge, nous serions peut-être les meilleurs amis du monde… Seulement mon père est marchand de figues, à Smyrne… Et j’ai horreur de ça !… Il y a eu des histoires… La mère d’un de mes camarades d’Eton, pour tout dire, m’a un moment tiré d’embarras…