La série
01 : Angélique, marquise des anges 1
02 : Angélique, marquise des anges 2
03 : Le chemin de Versailles 1
04 : Le chemin de Versailles 2
05 : Angélique et le roi 1
06 : Angélique et le roi 2
07 : Indomptable Angélique 1
08 : Indomptable Angélique 2
09 : Angélique se révolte 1
10 : Angélique se révolte 2
11 : Angélique et son amour 1
12 : Angélique et son amour 2
13 : Angélique et le Nouveau Monde 1
14 : Angélique et le Nouveau Monde 2
15 : La tentation d'Angélique 1
16 : La tentation d'Angélique 2
17 : Angélique et la démone 1
18 : Angélique et la démone 2
19 : Angélique et le complot des ombres
20 : Angélique à Québec 1
21 : Angélique à Québec 2
22 : Angélique à Québec 3
23 : La route de l'espoir 1
24 : La route de l'espoir 2
25 : La victoire d'Angélique 1
26 : La victoire d'Angélique 2
Première partie
La cour des miracles
Chapitre 1
Angélique regardait, à travers le carreau, le visage du moine Bêcher. Insensible à la neige fondue qui dégouttait du toit sur ses épaules, elle restait là dans la nuit, tout contre la taverne du Treillis-Vert.
Le moine était attablé devant un pichet d'étain et buvait, le regard fixe. Angélique le voyait très distinctement, malgré le verre épais de la fenêtre. L'intérieur du cabaret était un peu enfumé. Les moines et les ecclésiastiques, qui composaient la principale clientèle du Treillis-Vert, n'avaient pas le goût de la pipe. Ils venaient là pour boire et surtout pour retrouver le damier et le cornet à dés. La jeune femme qui, malgré le froid, demeurait immobile, dans son guet obstiné, était vêtue pauvrement. Ses vêtements étaient de futaine grossière ; un bonnet de lin couvrait ses cheveux.
Pourtant lorsque la porte de la taverne, en s'ouvrant, projetait un pan de clarté sur le seuil, on pouvait distinguer un fin visage, très beau, trop pâle, mais dont la distinction prouvait l'origine patricienne.
Il y avait peu de temps encore, cette femme avait été l'un des plus beaux ornements de la luxueuse cour du jeune roi Louis XIV. Elle y avait dansé en robe de drap d'or, entourée du feu admirateur des regards qu'attirait sa beauté.
Elle s'appelait Angélique de Sancé de Monteloup. À dix-sept ans, ses parents l'avaient mariée à un grand seigneur toulousain, le comte Joffrey de Peyrac. Par quels chemins terribles et imprévus sa destinée lavait-elle conduite là, ce soir misérable où, penchée aux carreaux d'une taverne, elle surveillait l'objet de sa haine ? En contemplant la sinistre physionomie du moine Bêcher, Angélique revivait le calvaire de ses derniers mois, l'affreux cauchemar dans lequel elle s'était débattue. Elle revoyait le comte de Peyrac, son mari, cet homme étrange et séduisant, malgré la disgrâce d'une jambe infirme qui l'avait fait surnommer le Grand Boiteux du Languedoc. Grand savant aussi, grand artiste, grand esprit, grand en tout, il attirait la sympathie et l'amour, et sa petite épousée, d'abord farouche, était devenue une femme passionnément éprise.
Mais la fabuleuse richesse du comte de Peyrac éveillait aussi les jalousies. Il avait été l'objet d'un complot auquel le roi, craignant ce puissant vassal, avait prêté mainforte. Accusé de sorcellerie, enfermé à la Bastille, le comte avait été livré à un tribunal inique et condamné au bûcher.
Elle avait vu ce moine faire brûler en place de Grève celui qu'elle aimait !
Elle avait vu la flamme du bûcher se mêler à l'or du soleil, dans l'air cristallin d'un matin d'hiver – proche encore.
Et elle s'était retrouvée seule, reniée par tous, condamnée à disparaître, elle et ses deux petits garçons.
Les frimousses de Florimond et de Cantor passèrent devant ses yeux. Ses paupières battirent. Un instant elle cessa de guetter à travers le carreau et sa tête s'inclina avec lassitude.
Est-ce que Florimond pleurait en ce moment ? Est-ce qu'il l'appelait ? Pauvre angelot ! Il n'avait plus de père, plus de mère...
Elle les avait laissés chez sa sœur Hortense, malgré les cris de celle-ci. Mme Fallot, femme de procureur, tremblait d'abriter la progéniture d'un sorcier. Elle avait chassé Angélique avec horreur. Heureusement il y avait Barbe, la servante au grand cœur. Elle prendrait en pitié les pauvres orphelins...
Angélique, elle, avait erré longtemps, sans but, à travers un Paris nocturne et enneigé qui s'ouvrait à la nuit, repaire de bandits et théâtre d'embuscades et de crimes. Le hasard l'avait amenée devant cette taverne du Treillis-Vert où le moine Bécher venait de se glisser, l'air hagard, pour essayer d'oublier, en buvant, les flammes d'un bûcher qu'il avait suscitées.
Alors Angélique s'était ranimée subitement. Non, elle n'était pas encore tout à fait vaincue. Car il lui restait une chose à accomplir. Le moine Bêcher devait mourir !
Angélique ne frémit pas. Elle seule savait pourquoi le moine Bêcher devait mourir. Elle voyait en lui le symbole de tout ce que Joffrey de Peyrac avait honni au cours de sa vie : la bêtise humaine, l'intolérance et cette survivance de la sophistique moyenâgeuse contre laquelle il avait cherché en vain à défendre les sciences nouvelles. Et c'était cet esprit borné, égaré dans une ténébreuse et ancienne dialectique, qui avait triomphé. Jeffrey de Peyrac était mort.
Mais avant de mourir, il avait crié à Conan Bécher sur le parvis de Notre-Dame :
– Je te donne rendez-vous dans un mois au tribunal de Dieu !
Le mois s'achevait...
– T'as tort, la fille, de faire le pied de grue cette nuit. N'as-tu pas une thune pour aller cracher au bassinet ?
Angélique se retourna, cherchant qui lui adressait ces paroles et elle ne vit personne. Cependant, tout à coup, la lune, passant entre deux nuages, lui révéla à ses pieds la forme trapue d'un nain. Celui-ci levait deux doigts entrecroisés d'une étrange façon. La jeune femme se souvint du geste que le Maure Kouassi-ba lui avait montré certain jour en lui disant :
– Tu croises les doigts comme ça, et mes amis disent : C'est bon, tu es des nôtres !
Machinalement, elle ébaucha le signe de Kouassi-ba. Un large sourire fendit le visage du nabot.
– Tu en es, je m'en doutais ! Mais je ne te remets pas. Appartiens-tu à Rodogone-l'Égyptien, au drille Jean-sans-Dents, à Mathurin-Bleu ou au Corbeau ?
Sans répondre, Angélique recommença à examiner le moine Bêcher, à travers la vitre. D'un bond, le nain sauta sur le rebord de la fenêtre. La lueur qui venait du cabaret éclaira sa grosse face coiffée d'un feutre crasseux. Il avait des mains rondes et potelées, et de tout petits pieds chaussés de souliers de toile tels qu'en portaient les enfants.
– Où est-il donc ce client que tu ne quittes pas des yeux ?
– Là, celui qui est assis dans le coin.
– Crois-tu que ce vieux sac d'os, dont un œil dit m... à l'autre, te paiera cher pour ta peine ?
Angélique respira profondément.
– Cet homme-là est celui que je dois tuer, dit-elle.
Prestement, le nain lui passa une main agile autour de la taille.
– Tu n'as même pas ton couteau. Comment ferais-tu ?