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Cependant ces expéditions sommaires n'étaient pas toujours aussi simples. Il existait une catégorie de « récalcitrants » parmi les propriétaires. C'étaient les membres d'autres bandes de la gueuserie qui refusaient de céder la place. Il y avait de terribles batailles, dont l'aube révélait la violence avec les cadavres haillonneux que la Seine rejetait sur ses plages. Le plus dur, ce fut la possession de cette vieille tour de Nesle, dressée avec son tourillon et ses lourds mâchicoulis à l'angle de la Seine et des anciens fossés. Mais quand on s'y installa, quelle merveille ! Un vrai château !...

Calembredaine en fit son repaire. Et c'est alors que les autres capitaines de la gueuserie s'aperçurent que ce nouveau venu parmi les « frères » encerclait tout le quartier de l'Université, tenait les alentours des anciennes portes Saint-Germain, Saint-Michel, Saint-Victor, jusqu'à se retrouver au bord de la Seine dans les soubassements de la Tournelle. Les étudiants qui avaient le goût d'aller se battre au Pré-aux-Clercs, les petits-bourgeois du dimanche, heureux de pêcher le goujon dans les anciens fossés, les belles dames désireuses de rendre visite à leurs amies du faubourg Saint-Germain ou daller voir leurs confesseurs au Val-de-Grâce, n'avaient qu'à préparer leurs bourses. Une nuée de mendiants se dressaient devant eux, arrêtaient les chevaux, bloquaient les carrosses dans les passages étroits des portes ou des ponceaux jetés sur les fossés. Les paysans ou les voyageurs venus de l'extérieur devaient payer un second octroi aux « drilles » menaçants qu'ils rencontraient postés devant eux alors qu'ils se trouvaient déjà depuis longtemps en plein Paris. En la rendant presque aussi difficile à franchir qu'au temps des ponts-levis. les gens de Calembredaine ressuscitaient la vieille enceinte de Philippe Auguste.

*****

C'était un coup de maître dans le royaume de Thunes. Le sage et cupide avorton qui le dirigeait, le Grand Coësre, Rolin-le-Trapu, n'intervint pas. Calembredaine payait en prince. Son goût de la bataille précise, ses décisions hardies, mises au service d'un génie d'organisation : Cul-de-Bois, le rendaient chaque jour plus puissant. De la tour de Nesle il prit le Pont-Neuf, place privilégiée de Paris avec son flot de badauds toujours béats et qui se laissent couper la bourse si facilement que des artistes comme Jactance se dégoûtent de les voler.

La bataille du Pont-Neuf fut terrible. Elle dura plusieurs mois. Calembredaine gagna, parce que les siens occupaient déjà les abords.

Dans de vieilles plates désaffectées, retenues aux arches ou aux pilotis des ponts, il postait ses gueux, qui, paraissant dormir, étaient autant de sentinelles vigilantes.

Les jours suivants, se hasardant à travers ce Paris souterrain en compagnie de Pied-Léger, de Barcarole ou de Cul-de-Bois, Angélique découvrit peu à peu le réseau de pouillerie et de rançonnement soigneusement mis en place par son ancien compagnon de jeux.

– Tu es plus malin que je ne croyais, dit-elle un soir à Nicolas, il y a quelques bonnes idées dans ta caboche.

Et, de la main, elle lui effleura le front.

De tels gestes, dont elle n'était pas coutumière, bouleversaient le bandit. Il l'attira sur ses genoux.

– Ça t'épate ?... T'aurais pas cru ça d'un croquant comme moi ? Mais, croquant j'l'ai jamais été, j'ai jamais voulu l'être...

Il cracha avec mépris sur le dallage.

Ils étaient assis devant le feu de la grande salle, sous la tour de Nesle. Là s'assemblaient les suppôts de Calembredaine et une foule de guenilleux venus faire leur cour au potentat de leur « matterie ». Comme chaque soir, ce public puant et bruyant grouillait dans les cris des marmots, les éructations, les injures qui sonnaient sous les voûtes, le heurt des gobelets d'étain, et l'odeur insoutenable de vieilles loques et de vin.

L'assemblée offrait un choix de tout ce qu'on pouvait trouver de mieux parmi les troupes de l'illustre polisson. Celui-ci voulait qu'en son fief il y eût toujours des tonneaux en perce et des viandes à la broche. De telles libéralités mataient les plus fortes têtes. En effet, lorsqu'il pleuvait et ventait, que la rue était déserte, que le noble dédaignait le théâtre et le bourgeois la taverne, qu'y avait-il de mieux à faire, pour un « narquois » bredouille, que d'aller chez Calembredaine « s'en mettre plein la lampe » ?... Cul-de-Bois se plantait sur la table avec l'arrogance de l'homme de confiance et l'air sombre d'un philosophe méconnu. Barcarole, son compère, cabriolait des uns aux autres et exaspérait les joueurs de cartes. Mort-aux-Rats vendait son gibier aux petites vieilles affamées, Thibault-le-Vielleur tournait la manivelle de sa musique en jetant des regards moqueurs par la fenêtre de son chapeau de paille, tandis que Linot, son petit suiveur, un gamin aux yeux d'ange, tapait sur une cymbale. La mère Hurlurette et le père Hurlurot se mettaient à danser et les reflets du feu jetaient jusqu'au plafond leurs ombres grotesques et pesantes. Ce couple de gueux, disait Barcarole, n'avait qu'un œil et trois dents pour eux deux. Le père Hurlurot était aveugle et raclait une sorte de boîte tendue de deux cordes qu'il appelait violon. Elle, borgne, épaisse, son énorme chevelure d'étoupe grise s'échappant d'un turban de linge sale, claquait des castagnettes et gigotait de ses grosses jambes enflées, emmaillotées de plusieurs épaisseurs de bas. Barcarole disait encore qu'elle avait dû être Espagnole... dans le temps. Il n'en subsistait que les castagnettes.

Il y avait aussi dans l'entourage immédiat de Calembredaine, Pied-Léger, l'ancien coureur, toujours haletant, Tabelot-le-Bossu, Jactance-le-Coupe-Bourse, Prudent, un voleur très geignard et timoré, ce qui ne l'empêchait pas d'être de tous les cambriolages, Beau-Garçon qui était ce qu'on appelle un « barbillon » c'est-à-dire un souteneur, et qui, lorsqu'il s'habillait en prince, eût trompé le roi lui-même, des prostituées passives comme des bêtes ou criardes comme des harpies, des saltimbanques, plus rares, car leurs hommages allaient à Rodogone-l'Égyptien, et des laquais mauvais garçons qui, entre deux places où ils volaient leurs maîtres, cherchaient à écouler leurs larcins. Des étudiants dévoyés, à jamais touchés par la corruption de la gueuserie où les conduisait leur pauvreté, venaient, en échange de menus services, jeter leurs dés parmi les voyous. On appelait archi-suppôts ces parleurs de latin et ils édictaient les lois du Grand Coësre. Tel était ce Gros-Sac qui, déguisé en moine, avait attiré Conan Bêcher dans un guet-apens. Les escrocs de la pitié publique, les contrefaits, les aveugles, les boiteux, les moribonds du jour prenaient aussi leur place à l'hôtel de Nesle. Les vieux murs qui avaient vu les luxurieuses orgies de la reine Marguerite de Bourgogne et entendu les râles des jeunes gens égorgés après l'amour, finissaient leur sinistré carrière en portant dans leurs flancs les pires déchets de la création. Car il y avait aussi les vrais infirmes, les idiots, les demi-fous, les monstres comme ce Crête-de-Coq affublé d'un étrange appendice au front et dont Angélique ne pouvait soutenir la vue. Calembredaine avait fini par chasser le malheureux. Monde maudit : des enfants qui ne ressemblaient plus à des enfants, des femmes qui se donnaient aux hommes à même la paille du carrelage, des vieux et des vieilles aux yeux vagues de chiens perdus ; et pourtant il régnait sur cette foule un climat de nonchalance et de satisfaction qui n'était pas un leurre.

La misère n'est insoutenable que lorsqu'elle n'est pas totale et pour ceux qui peuvent comparer. Les gens de la cour des Miracles n'ont ni passé ni avenir. Bien des gaillards sains, mais paresseux, s'y engraissaient dans l'oisiveté. La faim, le froid étaient pour les faibles, pour ceux qui en ont l'habitude. Le crime et la mendicité les seules tâches. L'incertitude du lendemain n'inquiétait personne. Qu'importe ! Le prix inestimable de cette incertitude c'est la liberté, le droit de tuer ses poux au soleil quand ça vous chante. Il peut toujours venir, l'archer des pauvres ! Les grandes dames et leurs aumôniers peuvent toujours bâtir des hôpitaux, des asiles... Les gueux n'y entreront jamais que contraints et forcés, malgré la soupe qu'on y assure.