Comme si la table de Calembredaine n'était pas meilleure, ravitaillée aux bons endroits par ses sbires qui hantent les chalands sur la Seine, rôdent près des charcuteries et boucheries, et attaquent les paysans qui se rendent au marché.
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Angélique, devant le feu crépitant de fagots volés, s'appuyait aux dures cuisses de Calembredaine. Il n'y avait pas une once de graisse chez cet athlète. Le garçonnet de jadis, qui grimpait aux arbres comme un écureuil, était devenu un hercule, tout en muscles énormes et serrés. À ses larges épaules, on pouvait retrouver son atavisme paysan. Mais il était vrai qu'il avait secoué la glaise de ses sabots. C'était un loup des villes, souple et rapide.
Lorsque ses bras se refermaient sur Angélique, elle avait l'impression d'être prisonnière d'un cercle de fer qu'aucune force ne pourrait dénouer. Suivant l'heure, elle se révoltait ou bien elle posait d'un geste félin sa joue contre la joue râpeuse de Nicolas. Il lui plaisait de voir s'allumer dans les yeux du fauve une lueur éblouie et d'y prendre conscience de son propre pouvoir. Nicolas ne se montrait jamais à elle que dégrimé. Les traits de l'ancien Nicolas de Monteloup la rendaient plus sensible qu'elle ne croyait à l'empire du nouveau Nicolas et, quand il lui chuchotait, en ce patois qui avait été leur premier langage, les mots qu'on dit aux bergères dans le foin des meules, le décor sordide s'effaçait. C'était comme une drogue, quelque chose qui calmait des blessures trop profondes. L'orgueil que cet homme éprouvait de la posséder était à la fois insultant et impressionnant.
– Tu étais une noble... Tu m'étais interdite, aimait-il à répéter, et moi je me disais : Je l'aurai... Et je savais que tu viendrais... Et maintenant, tu es à moi.
Elle l'insultait, mais se défendait mal. Car il est vrai qu'on ne peut craindre réellement un être qu'on a connu enfant : ce sont les réflexes de l'enfance dont on se défait le moins. La familiarité qui les unissait l'un à l'autre avait de trop lointaines racines.
– Sais-tu à quoi je pensais ? dit-il. Toutes ces idées que j'ai eues dans Paris, et qui m'ont permis de réussir, elles me sont venues de nos aventures d'enfants et de nos expéditions. On les préparait bien à l'avance, te souviens-tu ? Eh bien, quand je me suis trouvé à organiser mon... travail, quelquefois je me disais...
Il s'interrompit pour réfléchir et passa la langue sur ses lèvres. Un gamin, nommé Flipot, accroupi à ses pieds, lui tendit un gobelet de vin.
– Ça va, grogna Calembredaine en rejetant le gobelet, laisse-nous causer. Vois-tu, continua-t-il, je me disais parfois : qu'est-ce qu'elle aurait fait, Angélique ? Quel est le beau coup qui lui serait venu dans sa petite cervelle ? Et ça m'aidait... Pourquoi ris-tu ?
– Je ne ris pas, je souris. Parce que je me rappelle la dernière expédition que nous avons faite et qui n'a pas été bien glorieuse. Quand nous étions partis pour les Amériques et que nous avons tout juste échoué à l'abbaye de Nieul...
– C'est vrai ! C'était une belle sottise. J'aurais pas dû te suivre cette fois...
Il réfléchit encore.
– Elles n'étaient pas bien fameuses, tes idées, à ce moment-là. C'est parce que tu grandissais, tu devenais une femme. Les femmes, ça n'a pas de bon sens... Mais ça a autre chose, conclut-il avec un rire gaillard.
Il hésita, puis osa une caresse en guettant sa compagne du coin de l'œil. C'était la force d'Angélique qu'il ne sût jamais comment seraient accueillies ses initiatives amoureuses. Pour un baiser, elle lui sautait aux yeux, les prunelles flambantes ainsi que celles d'une chatte irritée, menaçant de se précipiter du haut de la tour, l'insultant avec un vocabulaire de harengère qu'elle n'avait pas été longue à apprendre.
Elle boudait des jours entiers, glaciale, au point d'impressionner Barcarole et de faire bégayer Beau-Garçon. Calembredaine rassemblait alors son équipe et chacun, atterré, s'interrogeait sur les causes de son humeur.
Au contraire, à d'autres moments elle savait se faire douce, rieuse, presque tendre. Il la retrouvait. C'était elle !... Son rêve de toujours ! La fillette Angélique, pieds nus, en guenilles, les cheveux mêlés de brindilles, courant par les chemins. Et puis d'autres fois encore, elle devenait passive et comme absente, soumise à tout ce qu'il voulait d'elle, mais si indifférente qu'il renonçait, inquiet, vaguement effrayé. Une drôle de garce, vraiment, la marquise des Anges !...
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En fait elle ne calculait pas. Ses nerfs trop ébranlés la plongeaient dans des alternatives de désespoir et d'horreur ou d'abandon morne et presque heureux. Mais son instinct féminin lui avait enseigné le seul moyen de défense. Comme elle avait subjugué le petit paysan Merlot, elle matait le bandit qu'il était devenu... Elle échappait au danger d'être son esclave ou sa victime. Elle le tenait à sa merci plus encore par la câlinerie de ses consentements que par la rudesse de ses refus. Et la passion de Nicolas devenait chaque jour plus dévorante. Cet homme dangereux, qui avait les mains souillées de sang, de bien des crimes, en était arrivé à trembler de lui déplaire.
Ce soir, voyant que la marquise des Anges n'avait pas son méchant visage, il se mit à la caresser avec orgueil. Et elle s'alanguissait comme une liane contre son épaule. Elle dédaignait le cercle de trognes affreuses et ricanantes qui les entouraient. Elle admettait qu'il lui écartât son corsage, qu'il l'embrassât violemment sur la bouche. Son regard d'émeraude filtrait entre ses cils, provocant et lointain. Goûtant intérieurement la profondeur de sa déchéance, Angélique semblait étaler à plaisir sa fierté d'être la chose d'un maître redouté.
Un tel manège faisait hurler de rage la Polak.
L'ancienne maîtresse en titre de Calembredaine n'acceptait pas si facilement son brusque « dégommage », d'autant plus qu'avec la cruauté des vrais tyrans Calembredaine en avait fait la servante d'Angélique. C'était elle qui devait monter à sa rivale l'eau chaude pour sa toilette, usage si étonnant dans le monde des gueux qu'on en parlait jusqu'au faubourg Saint-Denis. Dans sa colère, la Polak, chaque fois, se renversait la moitié de l'eau bouillante sur les pieds. Mais, tel était l'ascendant de l'ancien valet sur ses gens, qu'elle n'osait prononcer un mot en face de celle qui lui avait pris les faveurs de son amant. Angélique recevait avec une égale indifférence les services et les œillades haineuses de cette grosse fille brune. En langage argotier, la Polak était une ribaude, c'est-à-dire une fille à soldats, de celles qui suivent les armées en guerre. Elle avait plus de souvenirs de bataille qu'un vieux mercenaire suisse. Elle pouvait parler canons, arquebuses et piques avec un égal bonheur, car elle avait eu des relations à tous les degrés de l'échelon militaire. Elle était même allée, précisait-elle, jusqu'aux officiers, pour leurs beaux yeux et leurs jolies moustaches, car ces gentils seigneurs ont plus souvent les poches vides qu'un brave soldat pillard. Elle avait régné toute une campagne sur un régiment de Polonais, d'où son surnom. Elle portait à la ceinture un couteau qu'elle tirait à tout propos et dont elle avait la réputation de se servir avec habileté.
Le soir, après avoir atteint le fond d'une cruche de vin, la Polak mise en verve parlait de pillage et d'incendie.
– Ah ! beau temps de la guerre ! Je disais aux soldats :
– Baisez-moi, gens d'armes. Je tuerai vos poux !...
Elle se mettait à chanter des refrains de corps de garde, embrassait les anciens militaires. On finissait par l'envoyer dehors à grands coups de pied. Alors, sous la pluie et le vent d'hiver, la marquise des Polaks courait sur les berges de la Seine et tendait les bras vers le Louvre, invisible dans la nuit.