Quelques instants plus tard, les deux femmes rejoignirent le groupe des suppôts de Calembredaine dans les environs du Pont-Neuf. Ils avaient fait halte pour reprendre haleine.
– Ouf ! soupira La Pivoine en essuyant de sa manche son front en sueur. J'crois pas qu'ils nous poursuivront jusqu'ici. Mais, ce sacré Calembredaine, il est en plomb, ma parole !
– Ils n'ont poissé personne ? Tu es là, Barcarole ?
– Toujours là.
La Polak expliqua :
– Ils avaient crocheté la marquise des Anges. Mais j'ai buté le rouauh3 en plein ventre. Ça ne pardonne pas.
Elle montra son poignard taché de sang.
Le cortège reprit sa route vers la tour de Nesle, grossi de tous les camarades qui rôdaient à cette heure dans leur coin favori.
La nouvelle se passait de bouche en bouche.
– Calembredaine ! L'illustre polisson ! Blessé !...
Gros-Sac expliqua :
– C'est la marquise des Anges qui lui a porté un coup de ringlard parce qu'il mignonnait la Polak...
– C'est régulier ! disait-on.
Un homme proposa :
– Je vais aller chercher le Grand Matthieu.
Et il partit en courant.
*****
À l'hôtel de Nesle, on mit Calembredaine sur la table de la grande salle. Angélique s'approcha de lui, lui arracha son masque et examina la blessure. Elle était déconcertée de le voir ainsi immobile et couvert de sang ; elle n'avait pas l'impression d'avoir frappé si fort ; sa perruque aurait dû le protéger. Mais le pied du pichet avait glissé et entamé la tempe. De plus, en tombant, Calembredaine s'était brûlé au front. Elle ordonna :
– Qu'on mette de l'eau à chauffer.
Plusieurs gamins se bousculèrent pour lui obéir. On savait bien que l'eau chaude, c'était la manie de la marquise des Anges, et que le moment n'était pas choisi pour la contrarier. Elle avait assommé Calembredaine alors que la Polak elle-même n'avait pas osé mettre ses menaces à exécution. Elle avait fait cela en silence, au bon moment, proprement... C'était régulier. On admirait, et personne ne plaignait Calembredaine, car on savait qu'il avait la tête solide.
Tout à coup, un bruit de fanfare éclata au-dehors. La porte s'ouvrit et le Grand Matthieu, dentiste-empirique du Pont-Neuf, apparut.
Il n'avait pas négligé, même à cette heure tardive, de mettre sa célèbre fraise godronnée, d'enfiler son collier de molaires et de se faire accompagner de ses cymbales et de sa trompette.
Le Grand Matthieu, comme tous les bateleurs, avait un pied dans la gueuserie et l'autre dans l'antichambre des princes. Tous les êtres s'égalisent devant la tenaille de l'arracheur de dents. Et la douleur rend le seigneur le plus arrogant aussi faible et crédule que le brigand le plus audacieux. Les opiats salvateurs, les élixirs bienfaisants, les emplâtres miraculeux du Grand Matthieu faisaient de lui un homme universel. C'était pour lui que le Poète-Crotté avait composé une chanson que les vielleurs chantaient au coin des rues :
...Et par une secrète cause
Qu'il connaissait dans tous les maux,
Il ordonnait la même chose
Pour les hommes et pour les chevaux...
Il soignait filles et filous, pour se ménager leurs bonnes grâces et par cordialité native, et les grands par ambition et cupidité. Il eût pu faire une carrière foudroyante parmi les grandes dames qu'il tapotait familièrement et traitait pêle-mêle d'altesses, de p... et de gonzesses. Mais, ayant voyagé à travers l'Europe, il avait décidé de finir ses jours sur le Pont-Neuf et que personne ne l'en déracinerait.
*****
Il contempla Nicolas toujours immobile avec une satisfaction non dissimulée.
– En v'là du raisiné4. C'est toi qui l'as arrangé comme ça ? demanda-t-il à Angélique.
Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, il lui avait saisi la mâchoire d'une poigne décidée et lui examinait la bouche.
– Pas un chicot à tirer, fit-il avec dégoût. Voyons plus bas. Tu es grosse ?
Et il lui pétrit le ventre si énergiquement qu'elle poussa un cri.
– Non. Le coffre est vide. Voyons plus bas...
Angélique échappa d'un bond à cette consultation en règle.
– Gros pot d'orviétan ! cria-t-elle furieuse. On ne vous a pas fait venir ici pour me peloter, mais pour vous occuper de cet homme-là...
– Ho ! Ho ! La marquise ! fit le Grand Matthieu. Ho ! Ho !... Ho ! Ho ! Ho !... Ses Ho ! Ho ! allaient crescendo et il finit par rire à faire crouler les voûtes en se tenant l'abdomen à deux mains. C'était un géant haut en couleur, toujours vêtu de redingotes en satin orange ou bleu de paon. Il portait perruque sous un chapeau à beau tour de plumes. Lorsqu'il descendait ainsi au monde des gueux, parmi les loques grises et les plaies repoussantes, il apparaissait comme le soleil.
Lorsqu'il eut ri, on s'aperçût que Nicolas Calembredaine était revenu à lui. Assis sur la table, il avait une expression méchante qui dissimulait au fond un certain embarras. Il n'osait pas regarder Angélique.
– Qu'est-ce que vous avez tous à rigoler, tas de c... ? gronda-t-il. Jactance, abruti ! t'as encore laissé brûler la bidoche. Ça pue le cochon grillé dans cette turne.
– Bé ! c'est toi le cochon grillé, rugit Grand Matthieu en essuyant ses larmes de rire avec un mouchoir à carreaux. Et la Polak aussi ! Regardez donc ! Elle a la moitié du dos rôti ! Ho ! Ho !
Ho !...
Et il se remit à rire de plus belle.
On s'amusa beaucoup, cette nuit-là, chez les gueux, à l'hôtel de Nesle, en face du Louvre.
Chapitre 4
« Regarde un peu là-bas ! dit La Pivoine à Angélique, cet homme qui se promène près de l'eau avec son chapeau sur les yeux et son manteau sur les moustaches... Tu l'as repéré... ? Eh bien, c'est un grimaut.
– Un grimaut ?
– Un malveillant, si tu préfères. Un policier, quoi.
– Comment le sais-tu ?
– J'le sais pas, j'le sens.
Et le « narquois » pinça son nez d'ivrogne, cet appendice bulbeux et cramoisi qui lui avait valu son nom de La Pivoine.
Angélique était accoudée au petit pont en dos d'âne qui franchissait les fossés devant la porte de Nesle. Un soleil pâle dissipait le brouillard qui depuis quelques jours s'abattait sur la ville. L'autre rive, celle du Louvre, demeurait invisible encore, mais il y avait une douceur dans l'air. Des enfants en guenilles péchaient des poissons dans les fossés, tandis qu'un laquais au bord du fleuve lavait deux chevaux après les avoir fait boire. L'homme que La Pivoine avait désigné du bout de son tuyau de pipe avait l'air d'un promeneur inoffensif, d'un petit-bourgeois qui, sur les berges de la Seine, vient faire quelques pas avant son dîner. Il regardait le laquais bouchonner ses bêtes et, de temps en temps, il levait la tête vers la tour de Nesle comme s'il se fût intéressé à ce vestige croulant d'une époque lointaine.
– Sais-tu qui il cherche ? reprit La Pivoine en soufflant au visage d'Angélique sa fumée de gros tabac.
Elle s'écarta un peu.
– Non.
– Toi.
– Moi ?
– Oui, toi, la marquise des Anges.
Angélique eut un vague sourire.
– Tu es un imaginatif.
– J'suis... quoi ?
– Rien. Je veux dire que tu te fais des idées. Personne ne me recherche. Personne ne pense à moi. Je n'existe plus.
– Possible. Mais, pour l'instant, c'est plutôt l'archer Martin qui n'existe plus... Tu te souviens chez Ramez l'Auvergnat, Gros-Sac t'a crié : « Grouille-toi, marquise des Anges ! » Ça leur est resté dans l'oreille, et quand ils ont vu l'archer avec son ventre ouvert... Marquise des Anges, qu'ils se sont dit, c'est la gueuse qui l'a buté. Et on te cherche. Je sais ça parce que, nous autres, anciens soldats, on se retrouve parfois à boire le coup avec des camarades de guerre qui ont pris du service au Châtelet. Ça renseigne.