– Bah ! fit la voix de Calembredaine derrière eux, y a pas de quoi se faire de bile. Si on voulait, le gars qui est là-bas, on lui ferait piquer une tête dans la Seine. Qu'est-ce qu'ils peuvent contre nous ? Ils sont cent à peine, tandis que nous... Il eut un geste orgueilleux, comme s'il rassemblait dans sa main la ville tout entière. En amont, la clameur du Pont-Neuf et de ses charlatans s'élevait à travers la brume.
*****
Un carrosse s'engagea sur le pont. Le petit groupe s'effaça pour le laisser passer ; mais, à la sortie du pont, les chevaux bronchèrent, car un mendiant s'était jeté sous leurs sabots. C'était Pain-Noir, un des gueux de Calembredaine, un vieux à barbe blanche, tout harnaché de gros chapelets et de coquilles Saint-Jacques.
– Pitié ! psalmodia-t-il, ayez pitié d'un pauvre pèlerin qui, se rendant à Compostelle pour faire un vœu, n'a plus de quoi continuer sa route. Donnez-moi quelques sols et je prierai pour vous sur le tombeau de saint Jacques.
Le cocher lui assena un violent coup de fouet.
– Arrière, coquillard du diable !
Une dame mit sa tête à la portière. Sa mante entrouverte laissait voir à son cou de beaux bijoux.
– Que se passe-t-il, Lorrain ? Pressez un peu vos bêtes. Je veux être à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour compiles.
Nicolas fit quelques pas et posa la main sur la poignée de la portière.
– Pieuse dame, dit-il en ôtant son feutre troué, vous qui vous rendez à compiles, refuserez-vous votre obole à ce pauvre pèlerin qui s'en va prier Dieu si loin, en Espagne ?
La dame regarda le visage noirci de barbe qui lui apparaissait dans le crépuscule, détailla l'individu dont la casaque trouée laissait voir des biceps de lutteur et dont la ceinture s'ornait d'un couteau de boucher. Elle ouvrit une bouche énorme et se mit à hurler :
– Au secours ! À l'assas...
La Pivoine avait déjà posé la pointe de sa rapière sur le ventre du cocher. Pain-Noir et Flipot, l'un des gamins qui péchaient dans les fossés, retinrent les chevaux. Prudent accourait. Calembredaine bondit à l'intérieur du carrosse, et, d'une main brutale, étouffa les appels de la femme.
Il cria à l'intention d'Angélique :
– Ton fichu ! Donne-moi ton fichu !
Angélique, sans savoir comment, se retrouva dans le carrosse, dans une odeur de poudre d'iris, et près d'une belle jupe aux passementeries dorées. Calembredaine lui avait arraché son mouchoir de cou et en bourrait le gosier de la dame.
– Grouille-toi, Prudent ! Arrache-lui sa brocante ! Prends-lui son argent !
La femme se débattait avec vigueur. Prudent suait à décrocher les bijoux, une petite chaîne d'or et ce qu'on appelait un « carcan », c'est-à-dire une belle plaque d'or également, supportant plusieurs gros diamants.
– Donne-moi un coup de main, marquise des Anges ! geignait-il. Je m'y perds dans tous ces affutiaux.
– Grouille-toi, faut faire vite ! grondait Calembredaine. Elle m'échappe. On dirait une anguille !
Les mains d'Angélique trouvèrent le fermoir. C'était très simple. Elle avait porté de semblables bijoux.
– Fouette cocher ! cria la voix gouailleuse de La Pivoine. Le carrosse dévala à grand fracas la rue du Faubourg-Saint-Germain. Heureux d'en être quitte pour la peur, le cocher enlevait son attelage. Un peu plus loin, la femme, qui avait réussi à ôter son bâillon, se remit à hurler.
*****
Les mains d'Angélique étaient pleines d'or.
– Apporte la flambarde5, cria Calembredaine. Dans la salle de Nesle, on se rassembla autour de la table et chacun regardait briller les bijoux qu'Angélique venait d'y déposer.
– Un beau coup !
– Pain-Noir aura sa part. C'est lui qu'a commencé.
– Quand même, soupira Prudent, c'était risqué. Y faisait encore jour.
– Des occasions comme ça, on ne les rate pas, tu l'apprendras, abruti, empoté, péquenaud ! Ah ! on peut le dire que tu es leste. Si la marquise ne t'avait pas donné un coup de main... Nicolas regarda Angélique, et il eut un étrange sourire victorieux.
– Toi aussi, tu auras ta part, murmura-t-il.
Et il lui jeta la chaîne d'or. Elle la repoussa avec horreur.
– Quand même, répétait Prudent, c'était risqué. Avec un grimaut à deux pas de là, c'était pas malin.
– Y avait du brouillard. Il n'a rien vu, et s'il a entendu, il doit courir encore. Qu'est-ce qu'il pouvait faire, hein ? Il n'y en a qu'un dont j'ai peur. Mais, celui-là, on ne l'a pas vu depuis longtemps. Faut espérer qu'il s'est fait buter proprement dans un coin. C'est dommage. J'aurais aimé avoir sa peau à lui et à son sacré chien.
– Oh ! le chien ! Le chien ! fit Prudent dont les yeux s'agrandirent. Il m'a tenu là...
Et il porta la main à sa gorge.
– L'homme au chien, murmura Calembredaine en fermant à demi les yeux. Mais j'y pense, je t'ai vue avec lui, un jour, près du Petit-Pont. Tu le connais ?...
Il s'approcha d'Angélique et la regarda pensivement avant de sourire de nouveau d'une façon terrible.
– Tu le connais ! répéta-t-il. Voilà qui est bon. Tu nous aideras à l'avoir, hein, maintenant que tu es des nôtres ?
– Il a quitté Paris. Il ne reviendra plus, je le sais, fit Angélique d'une voix blanche.
– Oh ! si, il reviendra...
Calembredaine hocha la tête et les autres l'imitèrent. La Pivoine grogna sur un ton lugubre :
– L'homme au chien revient toujours.
– Tu nous aideras, hein ? reprit Nicolas.
Il ramassa la chaîne d'or sur la table.
– Prends-la donc, ma jolie. Tu l'as bien gagnée.
– Non !
– Pourquoi ?
– Je n'aime pas l'or, dit Angélique qui tout à coup était saisie d'un tremblement convulsif.
« J'ai horreur de l'or. »
Et elle sortit, ne pouvant plus supporter ce cercle infernal.
*****
La silhouette du policier avait disparu. Angélique marchait le long des berges. Dans le brouillard ardoisé s'épanouissaient les points jaunes des lanternes accrochées à l'avant des chalands. Elle entendit un marinier accorder sa guitare et se mettre à chanter. Elle s'éloigna, marchant vers l'extrémité du faubourg, d'où venait une odeur de campagne. Lorsqu'elle s'arrêta, la nuit et la brume avaient éteint tous les bruits. Elle n'entendait que l'eau murmurer, en contrebas dans les roseaux, contre des barques à l'amarre. Angélique dit à mi-voix, comme un enfant qui a peur d'un trop grand silence :
– Desgrez !
Il lui semblait entendre une voix chuchoter dans les plis de la nuit et de l'eau :
– Quand le soir tombe sur Paris, nous partons en chasse. Nous descendons jusqu'aux berges de la Seine, nous rodons sous les ponts et dans les pilotis, nous errons sur les vieux remparts, nous plongeons dans les trous puants pleins de cette vermine de gueux et de bandits...
L'homme au chien reviendra... L'homme au chien revient toujours...
...« Et maintenant, messieurs, l'heure est venue de faire entendre une voix grandiose, une voix qui au-delà des turpitudes humaines a toujours éclairé ses fidèles avec prudence... »
L'homme au chien reviendra... L'homme au chien revient toujours...
Elle serra ses épaules à deux mains pour contenir l'appel qui lui gonflait la poitrine.
– Desgrez ! répéta-t-elle.
Mais seul le silence lui répondait, un silence aussi profond que le silence neigeux dans lequel Desgrez l'avait abandonnée.
Elle fit quelques pas vers le fleuve et ses pieds enfoncèrent dans la vase. Puis l'eau encercla ses chevilles. Elle se sentait glacée... Barcarole dirait-il :