– Pauvre marquise des Anges ! Ça n'a pas dû lui plaire beaucoup de mourir dans l'eau froide, elle qui aimait tant l'eau chaude ?
Dans les roseaux, une bête remua, un rat sans doute. Une boule de poil mouillé frôla les mollets d'Angélique. Elle poussa un cri de dégoût et remonta la berge avec précipitation. Mais les pattes griffues se cramponnaient à sa jupe. Le rat montait en elle. Elle frappa en tous sens pour s'en débarrasser. La bête se mit à pousser des cris aigus. Tout à coup, Angélique sentit autour de son cou l'étreinte de deux petits bras glacés. Elle cria de surprise :
– Qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas un rat !...
Dans le chemin de halage, deux mariniers passaient avec une lanterne. Angélique les interpella :
– Hé là ! nautonniers ! Prêtez-moi votre fumante.
Les deux hommes s'arrêtèrent et l'examinèrent avec méfiance.
– La belle garce ! dit l'un.
– Bouge pas, fit l'autre. C'est la gueuse de Calembredaine. Tiens-toi tranquille, si tu ne veux pas être saigné comme un porc. De celle-là il est jaloux ! Un vrai Turc !
– Oh ! un singe ! s'exclama Angélique qui avait enfin réussi à distinguer le genre d'animal qui se cramponnait ainsi à elle.
Le singe continuait à presser ses longs bras grêles autour du cou d'Angélique et ses yeux noirs et traqués regardaient la jeune femme de façon presque humaine. Bien que vêtu d'un petit haut-de-chausses de soie rouge, il grelottait violemment.
– N'est-il pas à vous ou à quelqu'un de vos camarades ?
Les mariniers secouèrent la tête.
– Ma foi, non. Il doit plutôt appartenir à un des bateleurs de la foire Saint-Germain.
– Je l'ai trouvé par là. Près du fleuve.
L'un des hommes balança la lanterne dans la direction qu'elle indiquait.
– Il y a quelqu'un par là, dit-il.
Ils s'approchèrent et découvrirent un corps étendu dans la posture du sommeil.
– Holà, l'homme ! Fait frisquet pour dormir là !
Comme l'homme ne bougeait pas, ils le retournèrent et poussèrent une exclamation effrayée, car il portait un masque de velours rouge. Une longue barbe blanche s'étalait sur sa poitrine. Son chapeau à fond conique, entrecroisé de rubans rouges, sa besace brodée, ses chausses de velours, également retenues aux jambes par des rubans usés et boueux, étaient ceux d'un bateleur italien, l'un de ces montreurs d'animaux et faiseurs de tours qui venaient du Piémont et allaient de foire en foire.
Il était mort. Sa bouche ouverte était déjà pleine de vase. Le singe, toujours accroché à Angélique, poussait des cris plaintifs. La jeune femme se pencha et retira le masque rouge. Le visage était celui d'un vieillard émacié. La mort avait meurtri les chairs ; les yeux étaient vitreux.
– Il n'y a plus qu'à le balancer à la flotte, dit l'un des mariniers.
Mais l'autre, qui s'était signé pieusement, dit qu'il fallait aller chercher un abbé de Saint-Germain-des-Prés et faire donner une sépulture chrétienne à ce pauvre étranger. Angélique, sans bruit, les quitta et reprit le chemin de la tour de Nesle. Elle tenait le petit singe serré contre elle. Elle secouait la tête et se souvenait de la scène à laquelle, sur le moment, elle n'avait prêté aucune attention. C'était à la taverne des Trois– Maillets qu'elle avait vu ce singe la première fois. Il faisait rire tous les clients en imitant leur façon de boire ou de manger. Et Gontran avait dit, montrant le vieil Italien à sa sœur :
– Regarde, quelle merveille, ce masque rouge et cette barbe étincelante !... Elle se souvint aussi que son maître avait appelé le singe Piccolo.
– Piccolo !
Le singe poussa un cri plein de tristesse et se pressa contre elle. Plus tard seulement, Angélique s'aperçut qu'elle avait gardé à la main le masque rouge.
*****
Au même moment, Mazarin rendait le dernier soupir. Après s'être fait transporter à Vincennes et avoir remis sa fortune au roi qui l'avait refusée, M. le cardinal avait quitté cette vie qu'il appréciait à sa juste valeur pour en avoir connu les formes les plus diverses. Sa passion la plus profonde, le pouvoir, il la léguait à son royal pupille. Et le Premier ministre, haussant vers le roi son visage jauni, lui avait transmis dans un murmure la clef du pouvoir absolu.
– Pas de Premier ministre, pas de favori ! Vous seul, le maître...
Puis, dédaigneux des larmes de la reine-mère, l'Italien était mort. La paix de Westphalie avec l'Allemagne, la paix des Pyrénées avec l'Espagne, la paix du Nord conclue par lui sous l'égide de la France : toutes les paix veillaient à son chevet. Le petit roi de la Fronde, de la guerre civile et de la guerre étrangère, le petit roi à la couronne menacée naguère par les grands pendant qu'il errait de ville en ville, apparaissait désormais comme le Roi des rois.
Louis XIV ordonna les prières des quarante heures et prit le deuil. La cour dut l'imiter. Tout le royaume marmonna devant les autels pour l'Italien haï, et le glas ininterrompu plana deux jours sur Paris.
Puis, après avoir versé les ultimes larmes d'un jeune cœur qui ne se voulait plus sensible, Louis XIV se mit au travail.
Rencontrant dans l'antichambre le président de l'Assemblée du clergé, qui lui demandait à qui désormais s'adresser pour les questions que réglait, d'habitude, M. le cardinal, le roi répondit :
– À moi, monsieur l'archevêque.
« Pas de Premier ministre... Pas de favori tout-puissant... l'État, c'est moi, messieurs ! »
Les ministres étonnés se tenaient debout devant ce jeune homme dont le goût des plaisirs leur avait donné d'autres espérances. Comme des employés disciplinés, ils présentaient leurs dossiers.
La cour souriait, sceptique. Le roi s'était fait un programme, heure par heure, où tout serait compris de ses occupations, bals et maîtresses, mais surtout travail, un travail intense, constant, scrupuleux. On hochait la tête. Cela ne durerait pas, disait-on. Cela devait durer cinquante ans.
*****
De l'autre côté de la Seine, à la tour de Nesle, c'était par les récits de Barcarole que l'écho de la vie royale arrivait jusqu'aux gueux. Barcarole, le nain, était toujours bien informé de ce qui se passait à la cour. Car, à ses moments perdus, il revêtait un costume de « fou » du XVIe siècle avec grelots et plumes, et ouvrait la porte chez l'une des plus grandes devineresses de Paris.
– Et les belles dames qui la viennent voir ont beau se masquer, se voiler, je les reconnais toutes...
Il prononçait des noms et donnait de tels détails qu'Angélique, qui les avait connues, ne pouvait douter que les plus brillantes fleurs de l'entourage du roi n'allassent fréquemment dans ce repaire louche de ladite devineresse.
Cette femme s'appelait Catherine Mauvoisin. On l'avait surnommée la Voisin. Barcarole la disait redoutable et surtout très habile. Accroupi dans sa pose familière de crapaud près de son ami Cul-de-Bois, Barcarole, à petites phrases, révélait à Angélique, tour à tour effarée et curieuse, les secrets des intrigues et l'arsenal atroce des pratiques et des mystifications dont il était témoin.
Pourquoi ces grandes dames ou ces princes quittaient-ils le Louvre en manteaux gris, sous le masque ? Pourquoi couraient-ils les ruelles fangeuses de Paris et frappaient-ils à la porte d'un bouge que leur ouvrait un nain menaçant ? Pourquoi confiaient-ils leurs secrets les plus intimés dans l'oreille d'une femme à moitié ivre ?... Parce qu'ils voulaient ce qu'on n'obtient pas seulement avec de l'argent. Ils voulaient l'amour. L'amour de la jeunesse, mais aussi, l'amour que veulent retenir les femmes mûres qui voient leurs amants s'échapper, et les ambitieuses qui ne sont jamais assouvies, qui cherchent à monter plus haut, toujours plus haut... À la Voisin, on demandait le philtre magique qui enchaîne le cœur, la drogue aphrodisiaque qui entraîne les sens.