Pour la première fois, la jeune femme regarda attentivement cette étrange connaissance qui venait de surgir des pavés comme un rat, comme l'un des ignobles animaux de la nuit dont Paris était envahi à mesure que l'ombre se faisait plus profonde.
– Viens avec moi, marquise, dit brusquement le nain en sautant à terre. Allons jusqu'aux Saints-Innocents. Là, tu t'entendras avec les copains pour faire buter ton ratichon.
Elle le suivit sans la moindre hésitation. Le nain la précédait en se dandinant.
– Je m'appelle Barcarole, reprit-il au bout d'un instant. N'est-ce pas un nom gracieux, aussi gracieux que moi ? Mou ! Hou !
Il poussa une sorte d'ululement joyeux, fit une cabriole, puis pétrissant une boule de neige et de boue, l'envoya dans la fenêtre d'une maison.
– Caltons, ma chère, continua-t-il en s'empressant, sinon nous allons recevoir sur la tête le pot de chambre de ces bons bourgeois que nous empêchons de roupiller.
À peine avait-il achevé qu'un vantail claqua et qu'Angélique dut faire un bond de côté pour éviter la douche annoncée.
Le nain avait disparu. Angélique continua de marcher. Ses pieds enfonçaient dans la boue et ses vêtements étaient humides. Mais elle ne sentait pas le froid. Un sifflement léger attira son attention vers l'embouchure d'un égout. Surgissant de l'orifice, le nain Barcarole reparut.
– Pardonnez-moi de vous avoir faussé compagnie, marquise, j'étais allé quérir mon ami Janin-Cul-de-Bois.
Derrière lui, une seconde silhouette courtaude s'extrayait de l'égout. Ce n'était pas un nain, mais un cul-de-jatte, un homme-tronc posé sur un énorme bol de bois. Dans ses mains noueuses, il tenait des poignées de bois sur lesquelles il prenait appui pour se propulser de pavé en pavé.
Le monstre leva vers Angélique un regard scrutateur. Il avait une figure bestiale, bourgeonnante de pustules. Ses cheveux rares étaient ramenés avec soin sur son crâne luisant. Son unique vêtement était composé d'une sorte de casaque de drap bleu, aux boutonnières et aux revers galonnés d'or, qui avait dû appartenir à un officier. Pourvu d'un jabot impeccable, il composait un personnage extraordinaire. Après avoir examiné longuement la jeune femme, il se racla la gorge et cracha sur elle. Angélique le regarda avec étonnement, puis s'essuya avec une poignée de neige.
– C'est bon, fit le cul-de-jatte satisfait. Elle se rend compte à qui elle parle.
– Parler ? Hum ! C'est plutôt une façon de parler ! s'exclama Barcarole. Il éclata de son rire ululant :
– Hou ! Hou ! que j'ai de l'esprit !
– Donne-moi mon chapeau, dit Cul-de-Bois.
Il se coiffa d'un feutre garni d'un beau tour de plume. Puis, saisissant ses poignées, il se mit en route.
– Qu'est-ce qu'elle veut ? reprit-il au bout d'un instant.
– Qu'on l'aide à tuer un ratichon.
– C'est pas impossible. À qui appartient-elle ?
– Peux pas savoir...
*****
À mesure qu'ils avançaient à travers les rues, d'autres silhouettes se joignaient à eux. On entendait tout d'abord des sifflements qui sortaient des angles sombres, des berges ou du fond des cours. Puis on voyait surgir des gueux avec leurs longues barbes, leurs pieds nus et leurs amples capes loqueteuses, des vieilles qui n'étaient que paquets de chiffons noués de ficelles et de gros chapelets ; des aveugles et des boiteux qui mettaient leurs béquilles sur l'épaule pour marcher plus vite ; des bossus qui n'avaient pas eu le temps d'enlever leurs bosses. Quelques vrais miséreux et de vrais infirmes se mêlaient aux faux mendiants.
Angélique avait de la difficulté à comprendre leur langage, truffé de mots bizarres. À un carrefour, un groupe de spadassins aux moustaches conquérantes les aborda. Elle crut que c'étaient des militaires, ou peut-être même des gens du guet, mais se rendit vite compte qu'il s'agissait de bandits déguisés.
Ce fut à cet instant, devant les yeux de loup des nouveaux venus, qu'elle eut un mouvement de recul. Elle jeta un regard en arrière, se vit cernée de ces formes hideuses.
– Tu as peur, la belle ? demanda l'un des bandits en lui passant un bras autour de la taille.
Elle rabattit le bras indiscret en disant :
– Non !
Et, comme l'homme insistait, elle le gifla.
Il y eut un remous pendant lequel Angélique se demanda ce qui allait lui arriver. Mais elle n'avait pas peur. La haine et la révolte, qui couvaient en son âme depuis trop longtemps, se concentraient en une terrible envie de mordre, de griffer, de crever des yeux. Précipitée au fond du gouffre, voici qu'elle se trouvait sans peine au diapason des fauves qui l'entouraient.
Ce fut le curieux Cul-de-Bois qui ramena l'ordre par son autorité et ses beuglements forcenés. L'homme-tronc possédait une voix caverneuse qui, lorsqu'il en usait, faisait frémir son entourage et finissait par tout dominer.
Ses paroles véhémentes apaisèrent la querelle. En regardant le spadassin qui l'avait provoquée, Angélique vit que son visage était sillonné de rigoles de sang et qu'il tenait une main sur ses yeux. Mais les autres riaient.
– Ho, la, la ! Elle t'a bien arrangé, la garce !
Angélique s'entendit rire aussi, d'un rire provocant, qui la surprit elle-même. Ce n'était donc pas plus difficile que cela de marcher au fond des enfers ? Quant à la peur... Après tout, qu'est-ce que la peur ? C'est un sentiment qui n'existe pas. Tout juste bon pour ces braves gens de Paris qui tremblaient en écoutant passer sous leurs fenêtres les gueux de la « matterie » se rendant au cimetière des Saints-Innocents pour voir leur prince, le Grand Coësre.
– À qui est-elle ? demanda encore quelqu'un.
– À nous ! rugit Cul-de-Bois. Et qu'on se le dise.
*****
On le laissait aller devant. Aucun des gueux, fût-il nanti d'une paire de jambes agiles, n'essayait de dépasser l'homme-tronc. Dans une ruelle montante, deux des faux soldats, qu'on appelait des « drilles », se précipitèrent pour soulever le baquet du cul-de-jatte et le porter plus loin.
L'odeur du quartier devenait pénétrante, affreuse : viande et fromages, légumes pourrissant dans les ruisseaux et sur le tout, un relent de putréfaction. C'était le quartier des Halles, scellé par l'horrible mange-chair : le cimetière des Saints-Innocents. Angélique n'était jamais allée aux Innocents, bien que ce lieu macabre fût l'un des rendez-vous les plus populaires de Paris. Et l'on y rencontrait même des grandes dames venues faire choix de « librairies » ou de lingeries dans les boutiques installées sous les charniers. C'était un spectacle familier, dans la journée, de voir des seigneurs élégants et leurs maîtresses aller d'arcade en arcade, en repoussant négligemment du bout de leurs cannes des têtes de morts ou des ossements épars, tandis que des enterrements les croisaient en psalmodiant.
La nuit, ce lieu privilégié où l'on ne pouvait, par tradition, arrêter personne, servait de refuge aux filous et aux malandrins, et les libertins venaient y choisir parmi les ribaudes leurs compagnes de débauche.
Comme on arrivait devant l'enclos dont la muraille écroulée en maint endroit permettait de pénétrer à l'intérieur, un clocheteur des trépassés sortit par la grille principale, vêtu de sa lévite noire brodée de têtes de morts, de tibias entrecroisés et de larmes d'argent. Apercevant le groupe, il dit sans s'émouvoir :
– Je vous avertis qu'il y a un mort rue de la Ferronnerie, et qu'on demande des pauvres demain pour le cortège. Il sera donné à chacun dix sols et une cotte ou un manteau noir.
– On ira, on ira ! s'écrièrent plusieurs vieilles édentées. Pour un peu, elles seraient allées s'installer tout de suite devant la maison de la Ferronnerie, mais les autres les houspillèrent et Cul-de-Bois rugit une fois de plus, les injuriant copieusement :