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Pour les sens brutalisés d'Angélique, ce fut un renouveau. D'anciens délices revivaient, si différents du plaisir grossier que lui avait dispensé l'ancien valet – avec quelle ardeur pourtant ! – et auquel il l'avait accoutumée.

« J'étais très fatiguée, tout à l'heure, pensa-t-elle, et maintenant je ne le suis plus. Mon corps ne me semble plus triste et avili. Je ne suis donc pas morte tout à fait... »

Elle bougea un peu dans le foin, heureuse de retrouver au creux de ses reins l'éveil d'un désir plus subtil qui, bientôt, deviendrait lancinant.

L'homme s'était redressé et, appuyé sur un coude, il continuait de la regarder avec un demi-sourire.

Elle n'était pas impatiente, attentive seulement à la chaleur qui se répandait en elle. Tout à l'heure, il la reprendrait, ils avaient tout leur temps.

– C'est drôle, murmura-t-il, tu as des finesses de grande dame. On ne le croirait pas, à voir tes cottes en guenilles.

Elle eut un petit rire.

– Vraiment ? Vous pratiquez les grandes dames, vous, messire de la basoche ?

– Parfois.

Il lui chatouilla le bout du nez avec une fleur sèche et expliqua :

– Quand j'ai le ventre trop vide, je vais me louer chez maître Georges, aux étuves Saint-Nicolas. C'est là qu'elles viennent, les grandes dames, chercher un peu de piment à leurs amours mondaines. Oh ! certes, je ne suis pas une brute comme Beau-Garçon, et les faveurs de ma pauvre carcasse de mal-nourri se paient moins cher que celles d'un solide débardeur, bien velu, qui pue l'oignon et le vin noir. Mais j'ai d'autres cordes à mon arc. Oui, ma chère. Personne dans Paris n'a un choix d'histoires obscènes aussi bien trouvées que les miennes. Mes partenaires aiment assez ça pour se mettre en train. Je les fais rire, les belles p... Les femmes, ce qu'il leur faut surtout, c'est de la rigolade. Veux-tu que je te raconte l'histoire du marteau et de l'enclume ?

– Oh ! non, dit vivement Angélique, je vous en prie, je n'aime pas ce genre d'histoires.

Il parut attendri.

– Petit cœur ! Drôle de petit cœur ! C'est bizarre ! J'ai déjà rencontré des grandes dames qui ressemblent à des ribaudes, mais jamais de ribaudes qui ressemblent aux grandes dames. Tu es la première... Tu es si belle que tu es comme un rêve... Écoute, entends-tu le carillon de la Samaritaine sur le Pont-Neuf ?... Il est bientôt midi. Veux-tu que nous allions sur le Pont-Neuf voler quelques pommes pour notre dîner ? Et aussi un bouquet de fleurs dans lequel tu enfouiras ton petit minois ?... Nous écouterons le Grand Matthieu débiter son boniment et nous regarderons le joueur de vielle faire danser sa marmotte. Et nous ferons la nique au grimaut qui me cherche pour me pendre.

– Pourquoi veut-on vous pendre ?

– Mais... tu ne sais donc pas qu'on veut toujours me pendre ? répliqua-t-il avec étonnement.

« Décidément il est un peu fou, mais il est drôle », se dit-elle. Elle s'étira. Elle avait envie qu'il se remît à la caresser. Cependant, tout à coup, il paraissait songer à autre chose.

– Maintenant, je me souviens, fit-il subitement, je t'ai vue déjà sur le Pont-Neuf. Est-ce que tu n'appartiens pas à la bande de Calembredaine, l'illustre polisson ?

– Oui, c'est vrai, j'appartiens à Calembredaine.

Il recula avec une expression de terreur comique.

– Aïe ! Aïe ! Où me suis-je encore fourré, incorrigible conte-fleurette que je suis ! Est-ce que tu ne serais pas par hasard cette marquise des Anges dont notre polisson est si furieusement jaloux ?

– Oui, mais...

– Voyez où va l'inconscience des femelles ! s'écria-t-il, dramatique. Est-ce que tu ne pouvais pas le dire plus tôt, misérable ? Tiens-tu donc à voir couler ce triste sang de navet que je porte dans mes veines ? Aïe ! Aïe ! Calembredaine ! Voilà bien ma chance ! J'ai trouvé la femme de ma vie et il faut qu'elle soit à Calembredaine !... Mais qu'importe ! La plus adorable des maîtresses, c'est bien encore la vie elle-même. Adieu, ma belle... !

Il saisit un vieux chapeau à fond conique comme en portaient les maîtres d'école et, l'enfonçant sur sa tignasse blonde, il se glissa hors de la bâche.

– Sois gentille, chuchota-t-il encore avec un sourire, ne parle pas de mes audaces à ton maître... Oui, je vois que tu ne diras rien. Tu es un amour, marquise des Anges... Je penserai à toi jusqu'au jour où l'on me pendra... et même après... Adieu !

Elle l'entendit patauger en contrebas du chaland. Puis elle l'aperçut qui courait dans le soleil, sur la berge. Tout de noir vêtu, avec son chapeau pointu, ses maigres mollets, son manteau troué qui flottait au vent, il ressemblait à un oiseau étrange. Des mariniers qui l'avaient aperçu sortant du chaland lui jetèrent des pierres. Il tourna vers eux son visage blême et poussa un grand éclat de rire. Après quoi, il disparut subitement, comme un songe.

Chapitre 6

Cette apparition fantasque avait rasséréné Angélique et rejeté à l'arrière-plan de sa pensée le souvenir de la rencontre amère qu'elle avait faite au cour de la nuit, avec Desgrez. Mieux valait n'y plus songer. Elle secoua la tête et passa la main dans ses cheveux pour en dégager des brindilles d'herbe sèche. Pour le présent, il ne fallait pas briser le charme de l'heure nouvelle. Elle soupira avec un léger regret. Avait-elle vraiment été sur le point de tromper Nicolas ?

La marquise des Anges haussa les épaules et eut un petit rire méchant. On ne trompe pas un amant de cette sorte. Rien ne la liait à Nicolas, hors l'esclavage de la misère. Par le mouvement de recul du jeune homme tout à l'heure, elle mesura une fois de plus la puissance de la protection dont l'avait entourée le bandit. Sans lui et sans son amour exclusif, ne serait-elle pas tombée plus bas encore ?

En échange, elle lui avait livré ce corps noble et racé dont il rêvait depuis toujours. Ils étaient quittes. Elle n'aurait eu aucun scrupule à jouir avec un autre de plaisirs plus doux, dont elle avait oublié la saveur. Mais l'autre avait fui et cela valait mieux ainsi. Elle n'aurait pas supporté d'apprendre que le couteau de Calembredaine avait réduit au silence ce pétillant bavard.

Angélique attendit un instant avant de se glisser à son tour au bas de la meule. En touchant l'eau, elle la trouva froide mais non glacée et, regardant autour d'elle, elle fut éblouie par la lumière et comprit que c'était le printemps.

L'étudiant n'avait-il pas parlé de fleurs et de fruits sur le Pont-Neuf ? Angélique découvrait, comme sur un coup de baguette magique, l'épanouissement de la saison douce.

Le ciel embué était pétri de rose et la Seine avait sa cuirasse argentée. Sur sa surface lisse et calme, des barques passaient. On entendait ruisseler les avirons. Plus bas, les battoirs des lavandières répondaient au tic-tac des bateaux-moulins. En se dissimulant au regard des mariniers, Angélique se lava dans l'eau froide qui lui fouetta agréablement le sang. Puis, ayant remis ses vêtements, elle suivit les berges et rejoignit le Pont-Neuf.

*****

Les paroles de l'inconnu avaient réveillé l'esprit d'Angélique, engourdi par l'hiver. Pour la première fois, elle vit le Pont-Neuf dans sa splendeur, avec ses belles arches blanches et sa vie spontanée, joyeuse, infatigable.

C'était le plus beau pont de Paris, et le préféré, car lui seul reliait par le plus court chemin les deux rives de la Seine et l'île de la Cité.

Une clameur ininterrompue s'en élevait, où se mêlaient les cris des racoleurs de petits métiers, les injonctions des empiristes et des arracheurs de dents, le refrain des chansons, le carillon de la Samaritaine, les plaintes des mendiants. Angélique commença de marcher entre les rangées de boutiques et d'étalages. Elle était pieds nus. Sa robe était déchirée ; elle avait perdu son bonnet, et ses longs cheveux pendaient sur ses épaules, tout mordorés de soleil. Mais cela était sans importance. Au Pont-Neuf, les pieds nus côtoyaient les gros souliers des artisans et les talons rouges des seigneurs.