Elle s'arrêta devant le château d'eau de la Samaritaine pour en regarder « l'industrieuse horloge » qui marquait non seulement les heures, mais les jours et les mois, et mettait en mouvement un carillon que son constructeur, en bon Flamand qu'il était, n'avait eu garde d'oublier.
Sur la façade de cette pompe monumentale fournissant de l'eau au Louvre et aux Tuileries, il y avait un bas-relief représentant la scène de l'Évangile où l'on voit la Samaritaine versant de l'eau à Jésus, près du puits de Jacob.
Angélique fit halte ensuite devant chaque boutique, devant le bimbelotier, le volailler, l'oiseleur, le marchand de jouets et de bilboquets, le vendeur d'encre et de couleurs, le montreur de marionnettes, le tondeur de chiens, le jongleur de gobelets. Elle aperçut Pain-Noir et ses coquilles, Mort-aux-Rats et sa rapière au triste gibier, et aussi la mère Hurlurette et le père Hurlurot, au coin de la Samaritaine.
Au milieu d'un cercle de badauds, le vieil aveugle raclait son crin-crin et la mégère braillait une romance sentimentale où il était question de pendus, de cadavres dont les corbeaux mangeaient les yeux, et de toutes sortes d'horreurs, que les gens écoutaient en penchant la tête et en s'essuyant les yeux. Les pendaisons et les processions, c'étaient les bons spectacles du petit peuple de Paris, des spectacles qui ne coûtaient pas cher et où l'on sentait profondément qu'on avait un corps et une âme.
La mère Hurlurette poussait sa « goualante » avec une grande conviction :
Écoutez tous ma harangue !
Quand je m'en irai
À l'abbaye de Monte-à-Regret,
Pour vous je prierai
En tirant la langue.
On voyait jusqu'au fond de sa bouche édentée. Une larme coulait de son œil et se perdait dans ses rides. Elle était effrayante, admirable.
Lorsqu'elle eut terminé sa chanson sur un suprême trémolo, elle mouilla son large pouce et commença à distribuer des feuillets dont elle portait une liasse sous le bras, en criant :
– Qui n'a pas son pendu ?
Arrivée près d'Angélique, elle poussa un cri de joie.
– Hé, Hurlurot, v'là la môme ! Tu parles si ton homme nous fait une sérénade depuis ce matin ! Il dit que le maudit chien t'a étranglée. Il parle de faire courir sus au Châtelet tous les gueux et tous les bancroches de Paris. Et la marquise, elle, se promène sur le Pont-Neuf !...
– Pourquoi pas ? protesta Angélique, hautaine. Vous vous y promenez bien, vous !
– Moi, j'travaille, fit la vieille affairée. C'te chanson, tu peux pas savoir c'que ça rend. J'le dis toujours au Poète-Crotté : « Donnez-moi des pendus. Y a rien qui rende mieux qu'les pendus ». Tiens, t'en veux un ? C'est pour rien, parce que t'es notre marquise.
– Il y aura de l'andouille pour vous ce soir à la tour de Nesle, promit Angélique.
Elle s'éloigna avec les autres badauds en lisant son petit papier. Écoutez tous ma harangue !
Quand je m'en irai
À l'abbaye de Monte-à-Regret,
Pour vous je prierai
En tirant la langue.
Dans l'angle, au bas de la page il y avait cette signature qu'elle connaissait déjà : le Poète-Crotté. Un âcre souvenir de haine remonta au cœur d'Angélique. Elle regarda du côté du cheval de bronze sur le terre-plein. C'est là, lui avait-on dit, entre les pattes du cheval, que le poète du Pont-Neuf grimpait parfois pour dormir. Les malandrins respectaient son sommeil. D'ailleurs, on n'avait rien à lui voler. Il était plus pauvre que le plus pauvre des gueux, toujours errant, toujours affamé, toujours poursuivi, et toujours lançant le scandale comme un jet de venin à travers Paris.
« Comment n'y a-t-il pas eu encore quelqu'un pour le tuer ? pensa Angélique. Moi, je le tuerais bien si je le rencontrais. Mais je voudrais lui dire auparavant pourquoi... »
Elle froissa le papier et l'envoya dans le ruisseau. Un carrosse passa, précédé de ses coureurs, qui bondissaient comme des écureuils. Avec leurs livrées soyeuses, les plumes de leurs chapeaux, ils étaient magnifiques.
La foule essayait de deviner qui était dans le carrosse. Angélique regardait les coureurs et pensait à Pied-Léger, dont le cœur s'était brisé à force de courir. Le bon roi de bronze Henri IV étincelait au soleil et souriait au-dessus d'un parterre de parasols rouges et rosés. Le terre-plein était occupé par les marchandes d'oranges et de fleurs. Un grand cri annonçait les fruits dorés :
– Portugal ! Portugal !
Les bouquetières du Pont-Neuf venaient s'installer là de grand matin. Elles descendaient de la rue de la Bouqueterie près de Saint-Julien-lé-Pauvre, où se trouvait le siège de leur corporation, ou de la rue de l'Arbre-Sec où elles se fournissaient dans les jardins des Frères Provençaux.
Portant leurs corbeilles de tubéreuses, de rosés et de jasmins, les plus jeunes évoluaient parmi la foule, tandis que les plus âgées surveillaient un éventaire fixe, à l'abri d'un parasol rouge.
L'une de ces commères engagea Angélique pour l'aider à faire des bouquets et, comme elle s'en tirait avec goût, elle lui donna vingt sols.
– Tu m'as l'air trop âgée pour faire une apprentie, lui dit-elle après l'avoir examinée. Mais une gamine mettrait deux ans pour apprendre à faire les bouquets comme toi. Si tu voulais travailler avec moi, on pourrait s'entendre.
Angélique secoua la tête négativement, serra les vingt sols dans sa main et s'éloigna. À plusieurs reprises, elle regarda les quelques pièces de monnaie que lui avait données la marchande. C'était le premier argent qu'elle gagnait.
Elle alla acheter deux beignets chez un friturier et les dévora, tout en se mêlant aux badauds qui riaient « à gueule bée » devant le char du Grand Matthieu.
*****
Splendide, le Grand Matthieu ! Il était installé vis-à-vis du roi Henri IV, dont il ne craignait ni le sourire ni la majesté.
Dressé sur son char-plate-forme à quatre roues entouré d'une balustrade, il haranguait la foule d'une voix tonitruante qui s'entendait d'un bout à l'autre du Pont-Neuf. Son orchestre particulier composé de trois musiciens : un trompette, un tambour et un cymbalier, scandait ses discours et couvrait par un vacarme à faire éclater la tête, les plaintes des clients dont il arrachait les dents.
Enthousiaste, persévérant, prodigieux de vigueur et d'adresse, le Grand Matthieu venait toujours à bout des dents les plus tenaces, quitte à faire agenouiller le patient et à le soulever de terre au bout de sa tenaille. Après quoi, il envoyait sa victime pantelante se rincer la bouche chez le marchand d'eau-de-vie.
Entre deux clients, le Grand Matthieu, la plume de son chapeau au vent, son double collier de dents étalé sur son habit de satin, son grand sabre lui battant les talons, allait d'un bout à l'autre de sa plate-forme en vantant sa haute science et l'excellence de ses drogues, poudres, électuaires et onguents de toutes sortes, mitonnes à grand renfort de beurre, d'huile, de cire, et de quelques herbes innocentes.
– Vous voyez, mesdames et messieurs, le plus grand personnage du monde, un virtuose, un phénix dans sa profession, le parangon de la médecine, le successeur d'Hippocrate et en ligne directe, le scrutateur de la nature, le fléau de toutes les Facultés, vous voyez de vos yeux un médecin méthodique, galianique, hippocratique, pathologique, chimique, spagyrique, empirique. Je guéris les soldats par courtoisie, les pauvres pour l'amour de Dieu et les riches marchands pour de l'argent. Je ne suis ni docteur, ni philosophe, mais mon onguent fait autant que les philosophes et les docteurs. L'expérience vaut mieux que la science. J'ai là une pommade pour blanchir le teint : elle est blanche comme neige, odoriférante comme baume et comme musc... J'ai là aussi un onguent d'une valeur inestimable, car, écoutez-moi bien, hommes galants et femmes galantes, cet onguent préserve ceux et celles qui l'emploient des traîtres épines du rosier des amours. Et, levant les bras avec lyrisme :