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L'œil exercé de Jactance suivait attentivement les évolutions de son apprenti. Tout à coup, il se mit à crier :

– Attention, m'sieur ! m'sieur ! Hé ! on coupe votre bourse, monseigneur !...

Des passants regardèrent dans la direction qu'il désignait et se mirent à courir. La Pivoine braillait :

– Mon prince, prenez garde. Y a un mion qui vous déleste !

Le gentilhomme porta la main à sa bourse et trouva la main de Flipot.

– Au coupe-bourse ! hurla-t-il.

Sa compagne poussa un cri strident.

La bousculade fut immédiate et totale. Les gens criaient, frappaient, se saisissaient à la gorge et s'assommaient, tandis que les suppôts de Calembredaine augmentaient le désordre par leurs cris et leurs appels.

– Je l'ai !

– C'est lui !

– Attrapez-le ! Il se sauve !

– Là-bas !

– Par ici !

Les enfants écrasés pleuraient. Des femmes s'évanouissaient. Des boutiques furent renversées. Des parasols rouges s'envolèrent dans la Seine. Pour se défendre, les marchands de fruits commencèrent à lancer des pommes et des oranges. Les bêtes du tondeur de chiens s'en mêlèrent et dévalèrent dans les jambes, en boules de poils serrées, râlantes et bavantes.

Beau-Garçon allait d'une femme à l'autre, saisissait les bourgeoises à pleine taille, les embrassait et les caressait de la plus audacieuse façon sous les yeux effarés des maris qui essayaient en vain de le battre à coups de canne. Les coups tombaient sur d'autres, qui se vengeaient en arrachant les perruques des maris outragés. Au milieu de ce tourbillon, Jactance et ses complices coupaient les bourses, vidaient les goussets, enlevaient les manteaux, tandis que le Grand Matthieu, du haut de son char, dans le vacarme de son orchestre, déchaîné brandissait son sabre en beuglant :

– Allez-y, les gars ! Agitez-vous ! C'est bon pour la santé.

*****

Angélique s'était réfugiée sur les marches du terre-plein d'où elle dominait le spectacle. Cramponnée aux grilles, elle riait à en pleurer. La journée finissait trop bien. C'était exactement ce qu'il lui fallait pour contenter ce désir de rire et de pleurer qui la tourmentait depuis qu'elle s'était éveillée dans le bateau à foin, sous les caresses de l'inconnu. Elle distingua le père Hurlurot et la mère Hurlurette accrochés l'un à l'autre et voguant sur la houle de la bataille, comme un énorme bouchon de loques sales. Son rire redoubla. Elle en suffoquait. Oh ! vraiment elle en était malade !...

– C'est donc si drôle, la môme ! grommela une voix lente derrière elle.

Et une main lui saisit le poignet. Un grimaut, ça ne se reconnaît pas. ça se sent, avait dit La Pivoine. Depuis cette nuit, Angélique avait appris à flairer d'où venait le danger. Elle continua à rire plus doucement, et affecta un air d'innocence.

– Oui, c'est drôle, ces gens qui se battent sans savoir pourquoi.

– Et toi, tu le sais peut-être, hein ?...

Angélique se pencha vers le visage du policier avec un sourire. Brusquement, d'une poigne vigoureuse elle lui saisit le nez, lui tordit le cartilage nasal et comme, sous l'effet de la douleur, il rejetait la tête en arrière, elle lui envoya un coup de tranchant de la main dans sa pomme d'Adam saillante.

C'était une prise que lui avait enseignée la Polak. Pas assez rude pour étourdir un policier, mais suffisante pour lui faire lâcher prise.

Libérée, Angélique s'enfuit en bondissant comme une gazelle.

*****

À la tour de Nesle, chacun revint de son côté.

– On peut compter nos abattis, disait Jactance, mais quelle vendange, mes amis, quelle vendange !

Et sur la table s'abattaient les manteaux, les épées, les bijoux, les bourses sonnantes. Flipot, truffé de bleus comme une oie de Noël, avait ramené la bourse du seigneur qu'on lui avait désigné.

Il fut fêté et mangea, parmi les anciens, à la table de Calembredaine.

Chapitre 7

– Angélique, murmura Nicolas, Angélique si je ne t'avais pas retrouvée...

– Qu'est-ce qui se serait passé ?

– Je ne sais pas...

Il l'attira et la serra contre sa poitrine puissante, à la briser.

– Oh ! je t'en prie, soupira-t-elle en se dégageant.

Elle appuya son front contre les barreaux de la meurtrière. Le ciel, d'un bleu profond, mirait ses étoiles dans l'eau calme de la Seine. L'air était parfumé de l'odeur des amandiers qui fleurissaient dans les jardins et les enclos du faubourg Saint-Germain. Nicolas s'approcha d'Angélique et continua à la dévorer du regard. Elle fut émue de l'intensité de cette passion qui ne se démentait pas.

– Qu'aurais-tu fait si je n'étais pas revenue ?

– Cela dépend. Si tu avais été poissée par les rouaux, j'aurais mis tous mes sbires en branle. On aurait surveillé les prisons, les hôpitaux, les chaînes de filles. On t'aurait fait évader. Si le chien t'avait étranglée, j'aurais cherché partout le chien et son maître pour les tuer... Enfin, si...

Sa voix devint rauque.

– Si tu étais partie avec un autre... je t'aurais retrouvée et, l'autre, je l'aurais saigné.

Elle sourit, car une face pâle, moqueuse, passait dans son souvenir. Mais Nicolas était plus fin qu'elle ne le pensait, et l'amour aiguisait son instinct.

– Ne crois pas que tu pourras m'échapper facilement, reprit-il d'un ton de menace. Dans la gueuserie, on ne se trahit pas comme dans le beau monde. Mais, si cela arrive, on meurt. Il n'y aurait de refuge pour toi nulle part... Nous sommes trop nombreux, trop puissants. On te retrouverait partout, dans les églises, dans les couvents, jusque dans le palais du roi... Nous sommes bien organisés, tu sais. Moi, au fond, j'aime organiser des batailles.

Il écarta sa casaque déchirée et montra un petit signe bleuté près du sein gauche.

– Regarde, tu vois cela ? Ma mère m'a toujours dit : « C'est le signe de ton père ! » Parce que mon père n'était pas ce gros croquant de père Merlot. Non. Ma mère m'a eu avant, avec un militaire, un officier, quelqu'un de haut placé. Elle m'a jamais dit son nom. Mais, des fois, quand le père Merlot voulait me battre, elle lui criait : « Touche pas à l'aîné, il a du sang noble ! Tu ignorais ce détail, n'est-ce pas ? »

– Bâtard de soudard ! Il y a de quoi être fier, fit-elle dédaigneuse.

Il lui broya les épaules entre ses mains puissantes.

– Il y a des fois où je voudrais t'écraser comme une noisette. Mais, maintenant, tu es prévenue. Si jamais tu me trompes... Si tu couches avec un autre...

– Ne crains rien. Tes embrassements me suffisent largement.

– Pourquoi dis-tu cela d'un air méchant ?

– Parce qu'il faudrait être douée d'un tempérament exceptionnel pour en demander encore. Si seulement tu pouvais être un peu plus doux !

– Moi, je ne suis pas doux ? rugit-il, moi qui t'adore ! Répète-le que je ne suis pas doux.

Il levait un poing massif. Elle lui cria d'une voix aiguë :

– Ne me touche pas, croquant ! brute ! Souviens-toi de la Polak !

Il laissa retomber son bras. Puis, après l'avoir contemplée sombrement, il poussa un soupir.

– Pardonne-moi, Angélique. Tu es toujours la plus forte.

Il eut un sourire, lui tendit les bras d'un air gauche.

– Viens quand même. Je vais essayer d'être doux.