Elle se laissa renverser sur le grabat et, indifférente, passive, s'offrit d'elle-même à l'étreinte devenue familière.
Lorsqu'il se fut satisfait, il resta encore un long moment blotti contre elle. Elle sentait sur sa joue la brosse rude de ses cheveux qu'il coupait très court à cause de sa perruque. Il dit enfin d'une voix sourde :
– Maintenant, je sais... Jamais, jamais tu ne seras à moi. Car ne n'est pas seulement cela que je veux. C'est ton cœur.
– On ne peut pas tout avoir, mon pauvre Nicolas, dit Angélique d'un petit ton sage. Autrefois, tu avais une partie de mon cœur, maintenant tu as mon corps entier. Autrefois, tu étais mon ami Nicolas, maintenant tu es mon maître Calembredaine. Tu as tué jusqu'au souvenir de l'affection que je te portais quand nous étions enfants. Mais je tiens quand même à toi, d'une autre façon, parce que tu es fort.
L'homme se crispa. Il grommela et soupira encore :
– Je me demande si je ne serai pas obligé de te tuer un de ces jours.
Elle bâilla, cherchant le sommeil.
– Ne dis pas de sottises.
*****
Par la fenêtre, les étoiles piquaient des reflets dans les glaces des miroirs volés. La mélopée des crapauds au pied de la tour ne cessait point.
– Nicolas, dit subitement Angélique.
– Oui ?
– Te souviens-tu que nous avions voulu partir pour les Amériques ?
– Oui.
–Eh bien, maintenant, si nous y partions vraiment ?
– Où ça ?
– Aux Amériques.
– T'es folle !
– Non, je t'assure... Un pays où l'on n'a ni froid, ni faim... où l'on est libre.
Elle insista, pressante :
– Qu'est-ce qui nous attend ici ? Pour toi, ce ne peut être que la prison, la torture, les galères ou la potence. Moi... moi qui n'ai plus rien, qu'est-ce qui m'attend, si jamais tu disparais ?...
– Quand on est à la cour des Miracles, il ne faut jamais penser à ce qui vous attend. Il n'y a pas de lendemain.
– Là-bas, nous pourrions peut-être avoir des terres neuves pour rien. On les cultiverait... Je t'aiderais.
– T'es folle ! répéta-t-il dans un nouvel accès de colère. Je viens de t'expliquer que j'avais rien d'un cul-terreux. Et crois-tu que je vais décamper en laissant à Rodogone-l'Égyptien la clientèle de la foire Saint-Germain ?
Elle ne répondit pas et retomba dans sa passivité.
Il grogna encore quelques instants.
– Ces gonzesses, quand il leur prend une idée !...
Furieux, il se retournait et ne s'apaisait pas. Une voix en lui répétait :
– Qu'est-ce qui t'attend ? L'abbaye de Monte-à-Regret ? Oui. Et après ? Mais peut-on vivre ailleurs qu'à Paris ?...
Dans la nuit printanière, la vaste poitrine de Nicolas Calembredaine était pleine de soupirs étouffés.
Il regardait dormir Angélique et, bouleversé de jalousie, il eût voulu l'éveiller, car elle souriait en dormant.
Elle rêvait qu'elle s'en allait sur la mer dans un bateau à foin.
Chapitre 8
Un soir d'été, Jean-Pourri se glissa dans le repaire de Calembredaine, à l'hôtel de Nesle. Il venait voir une femme qu'on appelait Fanny-la-Pondeuse et qui avait dix enfants qu'elle louait tour à tour aux uns et aux autres. Elle s'était établie dans cette sinécure, ne se livrant à la mendicité que par distraction et à la prostitution que par habitude, ce qui en somme ne nuisait pas à ses qualités d'engendreuse, au contraire. Jean-Pourri venait lui « réserver » un enfant qu'elle attendait. Elle l'avertit, en bonne commerçante :
– Je te le ferai payer plus cher, car il aura un pied bot.
– Comment le sais-tu ?
– Celui qui me l'a fait était pied-bot.
– Ho, la, la, railla la Polak avec un gros rire. Tu en as de la chance de savoir comment il était, celui qui te l'a fait. T'es sûre de ne pas confondre ?
– Moi, je peux choisir, répondit l'autre avec dignité.
Et elle se remit à filer une quenouille de laine sale. C'était une femme active et qui n'aimait pas rester inoccupée.
Le petit singe Piccolo sauta sur les épaules de Jean-Pourri et lui arracha vivement une poignée de cheveux.
– Horrible bête ! cria l'homme en se défendant avec son chapeau.
Angélique était assez contente de cette initiative de son favori. Celui-ci ne cachait pas la répulsion que lui inspirait le bourreau des enfants. Mais, comme Jean-Pourri était un individu redoutable et estimé du Grand Coësre dont il partageait le repaire, elle rappela le petit singe.
Jean-Pourri se frottait le crâne en grommelant des injures. Il l'avait déjà signalé au Grand Coësre : les gens de Calembredaine étaient insolents et dangereux. Ils se croyaient les maîtres. Mais un jour viendrait où les autres cagoux se révolteraient. Ce jour-là...
– Viens donc boire un coup, lui dit la Polak pour le calmer.
Elle lui versa une pleine louche de vin bouillant. Jean-Pourri avait toujours froid, même au cœur de l'été. Il devait avoir dans les veines du sang de poisson. Il avait d'ailleurs les yeux glauques, la peau collante et gelée d'un poisson.
Lorsqu'il eut bu, un sourire assez horrible entrouvrit ses lèvres sur une rangée de dents gâtées.
Thibault-le-Vielleur rentrait au logis, suivi du petit Linot.
– Ah ! voici le joli mion, dit Jean-Pourri en se frottant les mains. Thibault, cette fois, c'est décidé, je te l'achète et je te donnerai – tiens-toi bien ! – je te donnerai cinquante livres : une fortune.
Le vieux jeta un regard embarrassé par l'échancrure de son chapeau de paille.
– Que veux-tu que je fasse de cinquante livres ? Et puis, qui me frappera du tambour quand je ne l'aurai plus ?
– Tu dresseras un autre gamin.
– Celui-ci est mon petit-fils.
– Eh bien, ne veux-tu pas son bonheur ? fit l'affreux Jean-Pourri avec un sourire cauteleux. Songe que ton petit-fils sera vêtu de velours et de dentelles. Je ne te mens pas, Thibault. Je sais à qui je vais le vendre. Il sera le favori d'un prince et, plus tard, s'il est habile, il pourra accéder aux plus hautes situations.
Jean-Pourri caressa les boucles brunes de l'enfant.
– Est-ce que cela te plairait, Linot, d'avoir de beaux habits, de manger tout ton soûl dans de la vaisselle d'or, de croquer des dragées ?
– J'sais pas, répondit le gosse avec une moue.
Il imaginait mal pareilles délices, n'ayant jamais connu que la misère dans le sillage de son aïeul.
Un rayon de soleil soufré, se glissant par l'entrebâillement de la porte, éclairait sa peau dorée. Il avait de longs cils touffus, des yeux noirs et larges, des lèvres rouges comme des cerises. Il portait ses haillons avec grâce. On l'aurait pris pour un petit seigneur déguisé dans une mascarade, et il paraissait surprenant qu'une telle fleur ait pu croître sur un semblable fumier.
– Allons ! Allons ! nous allons très bien nous entendre tous les deux, fit Jean-Pourri.
Et il glissa sa main blanche autour des épaules de l'enfant.
– Viens mon joli, viens mon agneau.
– Mais je ne suis pas d'accord, moi ! protesta le vielleur, qui commençait à trembler. T'as pas le droit de me prendre mon petit-fils.
– Je ne te le prends pas, je te l'achète. Cinquante livres ! C'est correct, non ? Et puis, tiens-toi tranquille. Sinon ça sera des nèfles. Voilà tout.
Il écarta le vieillard et marcha vers la porte en entraînant Linot. Devant la porte, il trouva Angélique.
– Tu ne peux pas l'emmener sans l'autorisation de Calembredaine, dit-elle avec beaucoup de calme.
Et, prenant la main du garçonnet, elle le ramena dans la salle. Le teint de suif du marchand d'enfants ne pouvait pas blêmir davantage. Jean-Pourri resta suffoqué trois bonnes secondes.