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– M... alors ! Si nous nous occupions de notre boulot et de nos petites affaires, alors que le Grand Coësre nous attend ! Qu'est-ce qui m'a f... des mêmes pareilles ! Les usages se perdent, ma parole !...

Les mêmes confuses baissèrent la tête et tremblotèrent du menton. Puis chacun, qui par un trou, qui par l'autre, se glissa dans le cimetière.

Le crieur des morts s'éloigna en secouant sa clochette. Au carrefour, il s'arrêtait, levant son visage vers la lune, et psalmodiait lugubrement :

Réveillez-vous, gens qui donnez

Priez Dieu pour les trépassés...

Angélique, les yeux agrandis, s'avançait à travers le vaste espace gorgé de cadavres. Çà et là il y avait des fosses communes grandes ouvertes, déjà à moitié pleines de corps cousus dans leurs linceuls, et qui attendaient un nouveau contingent de morts pour être refermées. Quelques stèles, quelques dalles, posées à même le sol, marquaient les tombes de familles plus fortunées. Mais c'était ici depuis des siècles le cimetière des pauvres gens. Les riches se faisaient enterrer à Saint-Paul.

La lune, qui avait choisi enfin de régner dans un ciel sans nuages, éclairait maintenant la mince pellicule de neige recouvrant le toit de l'église et des bâtiments alentour. La croix des Buteaux, qui était un haut crucifix de métal, dressé près du prêchoir, au centre du terrain, luisait doucement.

Le froid atténuait l'odeur nauséabonde. Personne d'ailleurs n'y attachait d'importance et Angélique elle-même respirait avec indifférence cet air saturé de miasmes. Ce qui attirait son regard et la sidérait au point qu'elle avait l'impression d'être la proie d'un cauchemar, c'étaient les quatre galeries qui, partant de l'église, formaient l'enclos du cimetière.

Ces bâtiments datant du Moyen Age étaient composés, dans leurs soubassements, d'un cloître aux arcades en ogive où, le jour venu, les marchands établissaient leurs éventaires. Mais, au-dessus du cloître, se trouvaient des galetas couverts de toits de tuiles, et qui reposaient du côté du cimetière sur des piliers de bois, laissant ainsi des intervalles à clairevoie entre les toitures et les voûtes. Tout cet espace était comblé d'ossements. Des milliers et des milliers de têtes de morts et de débris de squelettes s'entassaient là. Les greniers de la mort, gorgés de leur sinistre récolte, exposaient aux regards et à la méditation des vivants des amoncellements inouïs de crânes que les courants d'air séchaient et que le temps réduisait en cendres. Mais, sans cesse, de nouvelles provendes, extraites de la terre du cimetière, les remplaçaient.

En effet, un peu partout, près des tombes, on voyait des tas de squelettes assemblés en fagots ou les sinistres boules blanches des têtes de morts soigneusement empilées par le fossoyeur et qui, demain, seraient rangées dans les greniers, au-dessus du cloître.

– Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ? balbutia Angélique, pour qui une telle vision ne pouvait appartenir à la réalité et qui craignait d'être devenue folle. Perché sur une tombe, le nain Barcarole la regardait avec curiosité.

– Les charniers ! répondit-il. Les charniers des Innocents ! Les plus beaux charniers de Paris !

Il ajouta après un instant de silence :

– D'où sors-tu ? T'as donc jamais rien vu ?

Elle vint s'asseoir près de lui.

Depuis qu'elle avait presque inconsciemment labouré de ses ongles le visage du drille, on la laissait tranquille et on ne lui parlait plus.

Si des regards curieux ou paillards se tournaient vers elle, il y avait tout de suite une voix pour renseigner :

– Cul-de-Bois a dit : elle est à nous. Méfiance, les gars !

Angélique ne s'apercevait pas qu'autour d'elle l'espace du cimetière, encore à demi désert un moment avant, se remplissait peu à peu d'une foule haillonneuse et redoutable.

*****

La vue des charniers la retenait. Elle ne savait pas que ce goût macabre d'entasser des squelettes était particulier à Paris. Toutes les grandes églises de la capitale cherchaient à faire concurrence aux Innocents. Angélique trouvait cela horrible. Le nain Barcarole, lui, trouvait cela magnifique. Il murmura :

...La mort enfin les brava.

Que de mal pour mourir au monde

Et ne savoir pas où l'on va !

Angélique se tourna lentement vers lui.

– Tu es poète ?

– Ce n'est pas moi qui parle ainsi, mais le Poète-Crotté.

– Tu le connais ?

– Si je le connais ! C'est le poète du Pont-Neuf.

– Celui-là aussi, je veux le tuer.

Le nain sursauta comme un crapaud.

– Quoi ? Pas de blagues. C'est mon copain.

Il regardait autour de lui et prenait les autres à témoin, en posant un doigt sur sa tempe.

– Elle est folle, la frangine ! Elle veut buter tout le monde.

*****

Il y eut tout à coup des clameurs, et la foule s'écarta devant un étrange cortège. En tête marchait un très long et maigre individu dont les pieds nus trottinaient dans la neige boueuse. Une chevelure blanche abondante pendait sur ses épaules, mais son visage était glabre. On aurait dit une vieille femme, et peut-être, après tout, n'était-ce pas un homme, en dépit de ses chausses et de sa casaque en loques. Avec ses pommettes saillantes, ses yeux mornes et glauques au fond d'orbites creuses, il était aussi dépourvu de sexe qu'un squelette et très à sa place dans ce décor lugubre. Il portait une longue pique au bout de laquelle pendait, empalé, le corps d'un chien crevé. Près de lui, un petit homme rondouillard et imberbe brandissait un balai. Après ces deux bizarres porte-drapeau venait un vielleur qui tournait la manivelle de son instrument. L'originalité du musicien consistait en sa coiffure, un énorme chapeau de paille qui l'engloutissait presque jusqu'aux épaules. Mais il avait percé un trou dans le rabat de devant et l'on voyait briller ses yeux moqueurs. Il était suivi d'un enfant qui frappait à coups redoublés sur le fond d'une bassiné de cuivre.

– Veux-tu que je te nomme ces trois célèbres gentilshommes ? demanda le nain à Angélique.

Il ajouta en clignant de l'œil :

– Tu connais le signe, mais je vois bien que tu n'es pas de chez nous. Ceux que tu vois en premier ce sont le Grand Eunuque et le Petit Eunuque. Depuis des années, le Grand Eunuque est sur le point de mourir, mais il ne meurt jamais. Le Petit Eunuque est le gardien des femmes du Grand Coësre. Il porte l'insigne du roi de Thunes.

– Un balai ?

– Chut ! Ne te gausse pas. Ce balai s'y entend à faire le ménage. Derrière eux, il y a Thibault-le-Vielleur et son page Linot. Et puis voici les « gonzesses » du roi de Thunes.

Sous leurs bonnets sales, les femmes qu'il désignait montraient leurs faces gonflées, aux yeux battus de prostituées. Certaines étaient encore belles et toutes regardaient autour d'elles avec insolence. Mais la première seule, une adolescente, presque une enfant, avait quelque fraîcheur. Malgré le froid, elle avait le buste nu et exhibait avec fierté ses jeunes seins épanouis.

Venaient ensuite des porteurs de torches, des mousquetaires porteurs d'épées, des mendiants et des faux pèlerins de Saint-Jacques. Puis, dans un grincement d'essieux, apparut une lourde brouette que poussait un géant au regard vague et à la lèvre proéminente.

– C'est Bavottant, l'idiot du Grand Coësre, annonça le nain.

Derrière l'idiot, un personnage à barbe blanche fermait la marche, couvert d'une lévite noire dont les poches étaient bourrées de rouleaux de parchemin. À sa ceinture pendaient trois verges, une corne à encre et des plumes d'oie.

– C'est Rôt-le-Barbon, l'archi-suppôt du Grand Coësre, celui qui fait les lois du royaume de Thunes.