Le temps se prolongeait et rien ne bougeait sur la façade de la maison. Pourtant, derrière les vitres sales du bureau du procureur, on devinait les silhouettes besogneuses des clercs. L'un d'eux sortit pour allumer la lanterne.
Angélique l'aborda :
– Est-ce que Me Fallot de Sancé est chez lui ou bien est-il allé dans ses terres ? Avant de répondre, le clerc se donna le temps d'examiner son interlocutrice.
– Il y a déjà un moment que Me Fallot n'habite plus ici, dit-il. Il a revendu sa charge. Il avait eu des ennuis dans un procès de sorcellerie auquel était mêlée sa famille. Ça lui a fait du tort pour sa profession. Il est allé s'installer dans un autre quartier.
– Et... vous ne savez pas dans quel quartier ?
– Non, fit l'autre d'un ton rogue. Et, si je le savais, je ne te le dirais pas. Tu n'es pas une cliente pour lui.
Angélique était atterrée. Depuis quelques jours, elle ne vivait que dans l'idée d'apercevoir, ne fût-ce qu'une seconde, les visages de ses enfants. Elle les imaginait rentrant de promenade, Cantor dans les bras de Barbe, Florimond trottinant joyeusement près d'elle. Et voici qu'eux aussi avaient disparu à jamais de son horizon !
Elle dut s'appuyer contre le mur, saisie d'un vertige.
Le savetier, qui était en train de mettre les planches de son échoppe pour la nuit, et qui avait entendu la conversation, lui dit :
– Tu y tenais tant que ça à voir Me Fallot ? C'était pour un procès ?...
– Non, fit Angélique en essayant de se dominer, mais je... j'aurais voulu voir une fille qui était en service chez lui... une nommée Barbe. Est-ce qu'on ne sait pas l'adresse de M. le procureur dans son nouveau quartier ?
– Pour ce qui est de Me Fallot et de sa famille, je ne pourrais te renseigner. Mais Barbe, c'est possible. Elle n'est plus chez eux. La dernière fois qu'on l'a vue, elle travaillait chez un rôtisseur de la rue de la Vallée-de-Misère, à l'enseigne du Coq-Hardi.
– Oh ! merci.
*****
Déjà, Angélique courait dans les rues assombries. La rue de la Vallée-de-Misère, derrière la prison du grand Châtelet, était le fief des rôtisseurs. De jour et de nuit, les cris des volailles égorgées et le bruit des broches tournant devant de grands feux ne cessaient point. La rôtisserie du Coq-Hardi était la plus éloignée et ne présentait rien de particulièrement reluisant. Au contraire, on aurait pu croire, à la regarder, que le carême était déjà commencé.
Angélique entra dans une salle à peine éclairée de deux ou trois chandelles. Attablé devant un pichet de vin, un gros homme, coiffé d'un bonnet sale de cuisinier, semblait beaucoup plus occupé à boire qu'à servir ses clients. Ceux-ci n'étaient guère nombreux et se composaient surtout d'artisans et d'un voyageur de pauvre mine. D'un pas traînant, un jeune garçon ceint d'un tablier graisseux apportait des plats dont on avait de la peine à distinguer la composition.
Angélique s'adressa au gros cuisinier :
– Avez-vous ici une servante nommée Barbe ?
D'un pouce négligent, l'homme lui montra l'arrière-cuisine. Angélique aperçut Barbe. Elle était assise devant le feu et plumait une volaille.
– Barbe !
L'autre leva la tête et essuya du bras son front couvert de sueur.
– Qu'est-ce que tu veux, fille ? demanda-t-elle d'une voix lasse.
– Barbe ! répéta Angélique.
La servante ouvrait de grands yeux. Puis, soudain elle poussa une exclamation étouffée :
– Oh ! Madame !... Que Madame m'excuse...
– Il ne faut plus m'appeler Madame, fit Angélique d'un ton bref.
Elle se laissa tomber sur la pierre de l'âtre. La chaleur était suffocante.
– Barbe, où sont mes enfants ?
Les grosses joues de Barbe tremblaient comme si elle se retenait d'éclater en sanglots. Elle avala sa salive et réussit enfin à répondre.
– Ils sont en nourrice, Madame... Hors de Paris, dans un village, près de Longchamp.
– Ma sœur Hortense ne les a pas gardés chez elle ?
– Mme Hortense les a mis tout de suite en nourrice. Je suis allée une fois chez la nourrice pour lui remettre l'argent que vous m'aviez laissé. Mme Hortense avait exigé que je le lui remette à elle, cet argent, mais je ne lui avais pas tout donné. Je voulais qu'il ne serve qu'aux enfants. Ensuite, je n'ai pu retourner chez la nourrice... J'avais quitté Mme Hortense... J'ai fait plusieurs places... C'est difficile de gagner sa vie.
Maintenant, elle parlait précipitamment, en évitant de regarder Angélique. Celle-ci réfléchissait. Longchamp n'était pas un village très éloigné. Les dames de la cour en faisaient un but de promenade. Elles y entendaient les offices des nonnes de l'abbaye... Avec des gestes nerveux, Barbe s'était remise à plumer sa volaille. Angélique éprouva la sensation que quelqu'un la regardait fixement. Se retournant, elle vit le gâte-sauce qui ne laissait aucune équivoque sur les sentiments que lui inspirait cette belle femme en guenilles. Angélique était habituée à ces regards avides des hommes. Mais, cette fois, elle en fut agacée. Elle se releva rapidement.
– Où loges-tu, Barbe ?
– Dans cette maison, dans une soupente.
À ce moment, le patron de Coq-Hardi entra, son bonnet de travers.
– Alors, qu'est-ce que vous fichez tous ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. David, les clients te réclament... Et cette volaille, elle est bientôt prête, Barbe ? Ma parole, faudrait peut-être que je me dérange pendant que vous vous prélassez... Et cette gueuse, qu'est-ce qu'elle f... là ? Allez, ouste, dehors ! Et n'essaie pas de me voler un chapon...
– Oh ! Madame !
Mais, ce soir-là, Angélique n'était pas d'humeur passive. Elle mit les poings sur ses hanches et tout le vocabulaire de la Polak lui remonta aux lèvres.
– Ferme-la, gros tonneau ! J'en voudrais pas de tes vieux coqs en carton. Quant à toi, le puceau en mal d'amour, tu ferais mieux de baisser un peu tes mirettes9 et de fermer ta panetière à miettes10 si tu ne veux pas recevoir une giroflée sur la g...
– Oh ! Madame ! cria Barbe de plus en plus épouvantée.
Angélique profita de la stupeur des deux hommes pour lui glisser :
– Je t'attends dehors, dans la cour.
*****
Un peu plus tard, lorsque Barbe passa, un bougeoir à la main, Angélique la suivit par l'escalier délabré jusqu'à la soupente que maître Bourjus louait quelques sols à la servante.
– C'est bien pauvre chez moi, Madame, fit Barbe humblement.
– Ne te trouble pas. Je connais la pauvreté.
Angélique rejeta ses souliers pour jouir de la fraîcheur du carrelage et s'assit sur le lit, qui était une paillasse sans rideaux, montée sur quatre pieds.
– Il faut excuser maître Bourjus, reprenait Barbe. Ce n'est pas un mauvais homme. Mais, depuis la mort de sa femme, il a perdu l'esprit et ne fait que boire. Le marmiton est un neveu à lui qu'il avait fait venir de province pour l'aider, mais il n'est pas très dégourdi. Alors les affaires ne vont guère.
– Si cela ne te gêne pas, Barbe, demanda Angélique, puis-je passer la nuit ici ? Demain, je partirai dès l'aube et j'irai voir mes enfants. Puis-je partager ton lit ? Cela m'arrangerait.
– Madame me fait bien de l'honneur.
– L'honneur, dit Angélique amèrement... Regarde-moi et ne parle plus ainsi.
Barbe éclata en sanglots.
– Oh ! Madame, balbutia-t-elle. Vos beaux cheveux... vos si beaux cheveux ! Qui donc vous les brosse maintenant ?
– Moi-même... quelquefois. Barbe, ne pleure pas si fort, je t'en prie.
– Si Madame me le permet, murmura la servante, j'ai là une brosse... Je pourrais peut-être... profiter... de ce que je suis avec Madame...