Des carrosses la croisaient, soulevant des nuages de poussière qui se collait à son visage en sueur. Mais elle ne ralentissait pas sa marche, insensible au poids de son double fardeau.
– Cela finira ! pensait Angélique. Il faudra bien que cela finisse, que je m'évade un jour, que je les ramène vers les vivants...
*****
À la tour de Nesle, elle trouva la Polak qui cuvait son vin, et qui l'aida à soigner ses enfants.
Chapitre 10
À la vue des enfants, Calembredaine ne se montra ni furieux, ni jaloux comme elle l'avait redouté. Mais une expression atterrée se peignit sur son rude et noir visage.
– Tu n'es pas folle ? dit-il. Tu n'es pas folle d'avoir amené tes enfants ? Tu n'as donc pas vu ce qu'on fait des enfants ici ? Tu veux qu'on te les loue pour aller mendier ?... Que les rats les dévorent ?... Que Jean-Pourri te les vole ?...
Accablée par ces reproches inattendus, elle se cramponna à lui.
– Où voulais-tu que je les mène, Nicolas ? Regarde ce qu'on a fait d'eux... Ils mouraient de faim ! Je ne les ai pas amenés ici pour qu'on leur fasse du mal, mais pour les mettre sous ta protection, à toi qui es fort, Nicolas.
Elle se blottissait contre lui, éperdue, et le regardait comme elle ne l'avait jamais fait. Mais il ne s'en apercevait pas et secouait la tête en répétant :
– Je ne pourrai pas les protéger toujours... ces enfants de sang noble. Je ne pourrai pas.
– Pourquoi ? Tu es fort, on te craint.
– Je ne suis pas si fort que cela. Tu m'as usé le cœur. Pour des gars comme nous, quand le cœur s'en mêle, c'est le début des sottises. Tout f... le camp. Quelquefois, je me réveille la nuit et je me dis : « Calembredaine, prends garde... Elle n'est plus si loin l'abbaye de Monte-à-Regret... »
– Ne parle pas comme ça. Pour une fois que je te demande quelque chose. Nicolas, mon Nicolas, aide-moi à sauver mes petits !
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On les appela « les petits anges ». Protégés par Calembredaine, ils partageaient la vie d'Angélique au sein de la misère et du crime. Ils dormaient dans une grande malle de cuir garnie de manteaux confortables et de draps fins. Chaque matin, ils avaient leur lait frais. Pour eux, Rigobert ou La Pivoine allait guetter les paysannes qui se rendaient au marché de la Pierre-au-lait avec leur pot de cuivre sur la tête. Les laitières finirent par ne plus vouloir passer par le chemin de la Seine. Il fallut les chercher jusqu'à Vaugirard. Enfin, elles comprirent qu'il ne s'agissait que de donner un pot de lait pour avoir droit de passage, et les « narquois » n'eurent même plus besoin de tirer leur épée. Florimond et Cantor avaient réveillé le cœur d'Angélique. Dès son retour de Neuilly, elle les conduisit au Grand Matthieu. Elle voulait une pommade pour les plaies de Cantor, et, pour Florimond... Que fallait-il pour le ramener à la vie, ce petit corps épuisé, tremblant, qui se rétractait sous les caresses avec effroi ?
– Quand je l'ai quitté, il parlait, disait-elle à la Polak, et maintenant il ne dit plus rien.
La Polak l'accompagna chez le Grand Matthieu. Pour elles, celui-ci souleva le rideau cramoisi qui coupait en deux son estrade et les fit entrer, comme des dames, dans son cabinet particulier où l'on voyait, en plus d'un pêle-mêle invraisemblable de râteliers, de suppositoires, de bistouris, de boîtes de poudre, de coquemars et d'œufs d'autruche, deux crocodiles empaillés.
Le maître oignit lui-même, de sa main auguste, la peau de Cantor d'une pommade de sa composition, et promit que dans huit jours il n'y paraîtrait plus. La prédiction se révéla juste : les croûtes tombèrent et l'on découvrit un petit garçon grassouillet et paisible, au teint blanc, aux cheveux châtains solidement bouclés, et qui se portait à merveille. Pour Florimond, le Grand Matthieu fut moins encourageant. Il prit l'enfant avec beaucoup de précautions, l'examina, lui fit des risettes et le rendit à Angélique. Puis il se gratta le menton avec perplexité. Angélique était plus morte que vive.
– Qu'est-ce qu'il a ?
– Rien. Il faut qu'il mange ; très peu pour commencer. Après, il devra manger tant qu'il pourra. Peut-être que cela lui redonnera un peu de chair.
– Quand je l'ai quitté, il parlait, il trottait, répéta-t-elle navrée. Et, maintenant, il ne dit plus rien. C'est à peine s'il se tient sur ses jambes.
– Quel âge avait-il quand tu l'as laissé ?
– Vingt mois, pas tout à fait deux ans.
– C'est un mauvais âge pour apprendre à souffrir, dit le Grand Matthieu songeur. Il vaut mieux que ce soit avant, tout de suite, dès la naissance. Ou plus tard. Mais ces petits-là, qui commencent à ouvrir les yeux sur la vie, il ne faut pas que la douleur les surprenne trop cruellement.
Angélique levait sur le Grand Matthieu un regard brillant de larmes contenues. Elle se demandait comment cette brute vulgaire et tonitruante pouvait savoir des choses si délicates.
– Est-ce qu'il va mourir ?
– Peut-être pas.
– Donnez-moi tout de même un remède, supplia-t-elle.
L'empiriste versa dans un cornet une poudre d'herbes et recommanda d'en faire boire chaque jour une décoction à l'enfant.
– Cela lui redonnera du nerf, dit-il.
Mais lui, si prolixe sur la vertu de ses médicaments, il ne se lançait dans aucun boniment supplémentaire.
Après un moment de réflexion, il reprit :
– Ce qu'il lui faudrait, c'est que, de longtemps il n'ait plus jamais faim, plus jamais froid, plus jamais peur, qu'il ne se sente plus abandonné, qu'il garde autour de lui les mêmes visages... Ce qu'il lui faudrait, c'est un remède que je n'ai pas dans mes pots... C'est qu'il soit heureux. Tu m'as compris, fille ?
Elle inclina la tête affirmativement. Elle était stupéfaite et bouleversée. Jamais on ne lui avait parlé des enfants de cette façon-là. Dans le monde où elle avait vécu jadis, cela ne se faisait pas. Mais les simples avaient peut-être des lumières de certaines choses... Un client, la joue gonflée, enveloppée d'un mouchoir, était monté sur l'estrade, et l'orchestre avait repris sa cacophonie. Le Grand Matthieu poussa les deux femmes dehors en leur envoyant à chacune une claque cordiale dans les omoplates.
– Essayez de le faire sourire ! leur cria-t-il encore avant de saisir sa tenaille.
*****
Désormais, à la tour de Nesle, on s'employa à faire sourire Florimond. Le père Hurlurot et la mère Hurlurette dansaient pour lui, de toutes leurs vieilles jambes endiablées. Pain-Noir lui prêta pour jouer ses coquilles de pèlerin. On lui ramenait du Pont-Neuf des oranges, des gâteaux, des moulins en papier. Un petit Auvergnat lui montra sa marmotte et l'un des bateleurs de la foire Saint-Germain vint exhiber ses huit rats dressés qui dansaient le menuet au son du violon.
Mais Florimond eut peur et se cacha les yeux. Piccolo le singe réussissait seul à le distraire. Cependant, malgré ses grimaces et ses cabrioles, il ne parvenait pas à le faire sourire. L'honneur de ce miracle revint à Thibault-le-Vielleur. Un jour, le vieil homme se mit à jouer la chanson du « Moulin Vert ». Angélique, qui tenait Florimond sur ses genoux, le sentit tressaillir. Il leva les yeux vers elle. Sa bouche frémit, découvrit des dents minuscules comme des grains de riz. Et, d'une petite voix basse, rauque, venue de très loin, il dit :
– Maman !
Chapitre 11
Septembre vint, froid et pluvieux.
– V'là l'Homicide11 qui s'amène, geignait Pain-Noir en se réfugiant près du feu, dans ses loques trempées.
Le bois humide chuintait dans l'âtre. Exceptionnellement, les bourgeois et les gros commerçants de Paris n'attendirent pas la Toussaint pour sortir leurs vêtements d'hiver et se faire saigner, selon les traditions de l'hygiène qui recommandait de se livrer à la lancette du chirurgien quatre fois l'an, aux changements de saison.