Les autres, sans attendre de plus amples explications, sautèrent par-dessus les remparts. Certains coururent vers la Seine pour prévenir leurs complices. Mais ceux-ci avaient également reçu en deux endroits la même désagréable visite. Déjà, la plupart des bandits étaient dans l'eau, nageant vers la rive du Louvre et des lieux moins malsains. Se battre, s'estourbir en franc duel avec des gueux et des « narquois » : voilà qui n'effrayait pas un cœur bien né. Mais, se colleter avec un ours qui, lorsqu'il se dressait sur ses pattes de derrière, faisait ses deux toises bien comptées, aucun des hommes de Rodogone n'en avait envie !...
Angélique reparut tranquillement à la tour de Nesle et avertit que le quartier était entièrement nettoyé des présences indésirables. L'état-major de Calembredaine alla rôder un peu partout et dut se rendre à l'évidence.
Les éclats de rire caverneux de Cul-de-Bois firent trembler les dames du faubourg derrière leurs courtines.
– Oh ! la, la ! Cette marquise des Anges, répétait-il, tu parles d'un miracle !...
Mais Nicolas ne l'entendait pas ainsi.
– Tu t'es arrangée avec eux pour nous trahir, répétait-il en broyant le poignet d'Angélique. Tu es allée te vendre à Rodogone-l'Égyptien !
Pour apaiser sa fureur jalouse, elle dut lui expliquer son stratagème. Cette fois, l'hilarité du cul-de-jatte atteignit aux grondements du tonnerre. Des habitants se mirent aux fenêtres, crièrent qu'ils allaient descendre avec leur épée ou leur hallebarde donner une leçon à ces malandrins qui empêchaient les honnêtes gens de dormir. L'homme-tronc n'en avait cure. De pavé en pavé, il traversa tout le faubourg Saint-Germain en riant à gorge déployée. Des années durant, à la veillée des gueux, on raconterait encore l'histoire des trois ours de la marquise des Anges !...
*****
Cette suprême manœuvre n'évita pas le drame. C'était le capitaine-exempt Desgrez qui avait raison lorsqu'au matin du 1er octobre il alla trouver M. de Dreux d'Aubrays, sire d'Offémont et de Villiers, lieutenant civil de la ville de Paris, et le convainquit de porter toutes les forces de police disponibles aux alentours de la foire Saint-Germain. Cependant, la journée fut calme. Les gens de Calembredaine régnèrent en maîtres parmi la foule de plus en plus dense. Au crépuscule, les carrosses de la haute société commencèrent d'arriver.
Parmi les centaines de flambeaux allumés à chaque boutique, la foire prenait l'aspect d'un palais enchanté.
Angélique était près de Calembredaine et suivait avec lui les péripéties d'un combat d'animaux : deux dogues contre un sanglier. La foule, férue de ces spectacles cruels, s'écrasait contre la palissade de la petite arène.
Angélique était un peu grise d'avoir dégusté à l'éventaire des limonadiers des vins de muscat, de l'aigre de cèdre, de l'eau de cannelle. Elle avait dépensé sans compter, et sans scrupules, l'argent d'une bourse que lui avait remise Nicolas. Elle ramenait pour Florimond des marionnettes et des gâteaux. Pour une fois, afin de ne pas se faire remarquer, car il soupçonnait que les grimauts devaient être aux aguets, Nicolas s'était rasé de près, avait revêtu une défroque un peu moins trouée que celle dont il faisait son ordinaire déguisement. Avec son large chapeau dissimulant ses yeux inquiétants, il avait repris l'aspect d'un pauvre campagnard qui s'en vient, malgré sa misère, s'ébaudir à la foire.
On oubliait tout. Les lumières se reflétaient dans les yeux ; on se souvenait des belles foires de l'enfance dans les bourgs ou dans les villages.
Nicolas avait passé son bras autour de la taille d'Angélique. Il avait une manière à lui de la tenir. Elle avait absolument l'impression d'être enfermée dans l'un de ces anneaux de fer qu'on rive à la taille des prisonniers. Mais ce dur enlacement n'était pas toujours désagréable. Ainsi, ce soir, retenue par ce bras musclé, elle se sentait mince et souple, faible et protégée. Les mains pleines de bonbons, de jouets et de petits flacons de parfum, elle se passionnait pour le combat des bêtes, criait et trépignait avec le public lorsque la boule noire et farouche du sanglier, secouant ses assaillants, envoyait voler au bout de ses défenses l'un des dogues étripé.
Soudain, en face d'eux, de l'autre côté de l'arène, elle aperçut Rodogone-l'Égyptien. Il balançait un long poignard effilé au bout de ses doigts. L'arme lancée siffla au-dessus du combat des bêtes. Angélique s'était rejetée de côté, entraînant son compagnon. La lame passa à un pouce du cou de Nicolas et alla se planter dans la gorge d'un marchand de chinoiseries. Foudroyé, l'homme eut un spasme qui lui fit dresser les bras, rejetant les pans de son manteau bariolé. Un instant, il ressembla à un immense papillon épingle. Puis il vomit un flot de sang et s'écroula.
Alors la foire Saint-Germain explosa.
*****
Vers minuit, Angélique, avec une dizaine de filles et femmes dont deux appartenaient à la bande de Calembredaine, fut jetée dans une basse geôle du Châtelet. La lourde porte refermée, il lui semblait entendre encore la rumeur de la foule hystérique, les cris des gueux et des bandits poussés par le râteau implacable des archers et des policiers, et qui avaient été amenés par fournées, de la foire Saint-Germain à la prison commune.
– Nous v'là faits, dit une fille. C'est bien ma chance ! Pour une fois que je vais me balader ailleurs qu'à Glatigny, faut que je me fasse poisser. Y sont capables de me faire passer au chevalet pour n'être pas restée dans le quartier réservé.
– Ça fait mal, le chevalet ? interrogea une gamine.
– Ah ! Seigneur, j'en ai encore les veines et les nerfs étirés comme de la guimauve. Quand le tourmenteur12 m'a mise là-dessus je criai : « Doux Jésus ! Vierge Marie, ayez pitié de moi ! »
– Moi, dit une autre, le tourmenteur m'a fourré une corne creuse jusqu'au fond du gosier et il m'a entonné là-dedans près de six coquemars d'eau froide. Si encore ç'avait été du vin ! Je croyais que j'allais éclater comme une vessie de porc. Après, ils m'ont portée devant un bon feu, dans la cuisine du Châtelet, pour me faire revenir.
Angélique écoutait ces voix qui sortaient de l'obscurité putride, et enregistrait ces paroles sans pour cela s'émouvoir de tels détails. L'idée qu'elle allait sans doute subir la torture au cours de la question préventive, obligatoire pour tout accusé, ne pénétrait pas jusqu'à son esprit. Une seule pensée la dominait : « Et les petits ?... Que vont-ils devenir ?... Qui va s'occuper d'eux ? Peut-être va-t-on les oublier dans la tour ? Les rats les mangeront... »
Bien que l'atmosphère du cachot fût glaciale et humide, la sueur perlait à ses tempes. Accroupie sur une jonchée de paille pourrie, elle s'appuyait au mur et, les bras joints autour de ses genoux, s'évertuait à ne pas trembler et à trouver des raisons pour se rassurer :
« Il y aura bien une des femmes pour s'en occuper. Elles sont négligentes, incapables, mais enfin elles pensent quand même à donner du pain à leurs enfants... Elles en donneront aux miens. D'ailleurs si la Polak est là, je suis tranquille... Et Nicolas veillera... »
Mais Nicolas n'avait-il pas aussi été arrêté ? Angélique revivait sa propre panique lorsque, de ruelle en ruelle pour échapper à la rixe sanglante, elle avait vu chaque fois se dresser devant elle un barrage d'archers et de sergents.
Toutes les issues de la foire et du faubourg étaient gardées, à croire que la police et la garde de Paris s'étaient subitement multipliées.
Angélique essayait de se rappeler si la Polak avait pu quitter la foire avant l'échauffourée. La dernière fois qu'elle l'avait aperçue, la ribaude entraînait un jeune provincial, à la fois effarouché et ravi, vers les berges de la Seine. Mais, auparavant, ils avaient pu s'arrêter à maintes boutiques, flâner, boire dans un cabaret...