– On s'en tire pour rien, glissa l'une des filles à Angélique. L'Hôpital général, ce n'est pas la prison. C'est l'asile des pauvres. On nous y enferme de force, mais on n'y est pas gardées. Ça ne sera pas malin de se sauver.
Ensuite, un groupe d'une vingtaine de femmes fut conduit dans une vaste salle du rez-de-chaussée et des sergents les firent ranger le long du mur. La porte s'ouvrit et un militaire de haute taille et corpulent entra. Il portait une fort belle perruque brune encadrant un visage haut en couleur, barré d'une moustache noire. Avec sa veste bleue tendue sur des épaules gonflées de graisse, son large baudrier barrant sa bedaine avantageuse, les vastes revers de ses manches couverts de passementeries, son épée et son rabat énorme noué de glands dorés, il avait un peu l'aspect du Grand Matthieu, mais sans présenter la bonhomie ni la jovialité du charlatan. Ses yeux enfoncés sous des sourcils touffus étaient petits et durs. Il était chaussé de bottes à hauts talons, qui rehaussaient encore sa puissante stature.
– C'est le chevalier du guet, souffla la voisine d'Angélique. Oh ! il est terrible. On l'appelle l'Ogre.
L'Ogre passait devant les prisonnières en faisant claquer ses éperons sur les dalles.
– Ha ! Ha ! mes garces, on va se faire étriller ! Allez, bas les camisoles. Et attention à celles qui crieront trop fort ! Il y aura un coup de plus pour elles.
Des femmes, qui avaient déjà connu le supplice du fouet, enlevaient docilement leurs corsages. Celles qui avaient une chemise la faisaient glisser le long des bras et la rabattaient sur leurs cottes. Les archers allaient à celles qui montraient de l'hésitation et les dévêtaient brutalement. L'un d'eux, en arrachant le corsage d'Angélique, le déchira à demi. Elle s'empressa de se mettre elle-même torse nu de peur qu'on ne remarquât la ceinture où était passé son poignard.
Le capitaine du guet allait et venait, examinant les femmes alignées devant lui. Il s'arrêtait devant les plus jeunes et une lueur s'allumait dans ses petits yeux porcins. Enfin, d'un geste impératif, il désigna Angélique.
Avec un gloussement de rire complice, l'un des archers la fit sortir du rang.
– Allez, emmenez-moi toute cette racaille, ordonna l'officier. Et que la peau leur cuise ! Combien y en a-t-il ?
– Une vingtaine, monsieur.
– Il est 4 heures après midi. Vous devez avoir terminé avant le coucher du soleil.
– Bien monsieur.
Les archers firent sortir les femmes. Angélique aperçut dans la cour une charrette remplie de verges serrées qui devait suivre le pitoyable cortège jusqu'à l'emplacement réservé aux corrections publiques, près de l'église Saint-Denis-de-la-Châtre. La porte se referma. Angélique demeura seule avec l'officier du guet. Elle glissa vers lui un regard surpris et inquiet. Pourquoi ne suivait-elle pas le sort de ses compagnes ? Allait-on la ramener en prison ?
Cette salle, basse et voûtée, aux murs humides, était glaciale. Bien qu'il fît encore jour au-dehors, l'obscurité l'envahissait déjà, et l'on avait dû allumer un flambeau. Angélique, frissonnante, croisait ses bras et pressait ses épaules dans ses mains, moins peut-être pour se préserver du froid que pour dérober sa poitrine au regard pesant de l'Ogre. Celui-ci s'approcha lourdement et toussota.
– Alors, ma bichette, as-tu vraiment envie de faire écorcher ton joli dos blanc ?
Comme elle ne répondait pas, il insista :
– Réponds ! En as-tu vraiment envie ?
De toute évidence, Angélique ne pouvait dire qu'elle en avait envie. Elle prit le parti de secouer négativement la tête.
– Eh bien, nous allons pouvoir arranger cela, reprit le militaire sur un ton doucereux. Ce serait dommage qu'on abîme une si jolie poulette. Peut-être qu'on peut s'entendre, nous deux ?
Il lui glissa un doigt sous le menton pour la contraindre à relever la tête et sifflota d'admiration.
– Diable ! Les beaux yeux ! Ta mère a dû en boire de l'absinthe pendant qu'elle t'attendait ! Allons, fais-moi une risette.
Sournoisement, ses gros doigts caressaient le cou fragile, flattaient l'épaule ronde. Elle recula sans pouvoir maîtriser un frisson de dégoût. L'Ogre eut un rire qui secoua son ventre. Elle le regardait fixement de ses yeux verts. Enfin, bien qu'il la dominât de toute sa carrure, ce fut lui qui parut le premier embarrassé.
– Nous sommes d'accord, n'est-ce pas, reprit-il. Tu vas venir avec moi dans mon appartement. Et, après, tu rejoindras le lot. Mais les archers te laisseront tranquille. Tu ne seras pas fouettée... Tu es contente, hein, ma cocotte ?
Il éclata d'un rire gaillard. Puis, d'un pas décidé, il l'attira à lui et commença à lui planter sur le visage de gros baisers sonores et avides.
Le contact de ce mufle, mouillé à l'haleine de tabac et de vin rouge, écœurait Angélique. Elle se débattit comme une anguille pour se dérober à cette étreinte. Le baudrier et les passementeries de l'uniforme du capitaine lui éraflaient la poitrine. Elle réussit enfin à s'échapper et s'empressa d'enfiler tant bien que mal son caraco en loques.
– Eh ben, quoi ? fit le géant étonné. Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as pas compris que je veux t'épargner la correction ?
– Je vous remercie, dit Angélique d'un ton ferme. Mais je préfère être fouettée.
La bouche de l'Ogre s'ouvrit toute grande, ses moustaches tremblèrent, et il devint cramoisi, comme si les cordons de son rabat l'avaient subitement étranglé.
– Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu dis ?...
– Je préfère être fouettée, répéta Angélique. M. le prévôt de Paris m'a condamnée au fouet. Je ne dois pas me dérober à la Justice.
Et elle marcha résolument vers la porte. D'un seul pas, il la rattrapa et la saisit à la nuque.
« Oh ! mon Dieu ! pensa Angélique. Plus jamais je ne prendrai une poule par le cou. Cela fait un effet trop affreux ! »
Le capitaine l'examinait avec attention.
– Tu m'as l'air d'une drôle de gueuse, toi, dit-il en soufflant un peu. Pour ce que tu viens de dire là, je pourrais te battre à plat de sabre et te laisser pour morte sur le carreau. Mais je ne veux pas t'abîmer. Tu es belle, bien bâtie. Plus je te regarde, plus j'ai envie de toi. Ça serait trop bête qu'on ne s'entende pas. Je peux te rendre service. Écoute, ne fais pas la mauvaise tête. Sois gentille avec moi et, quand tu rejoindras les autres, eh bien !... peut-être que le gardien qui te conduira regardera de l'autre côté...
Dans un éclair, Angélique entrevit l'évasion. Les petits visages de Florimond et de Cantor dansèrent devant ses yeux.
Hagarde, elle dévisagea cette face brutale et rouge qui se penchait sur elle. Malgré elle, son corps se révolta. C'était impossible. Jamais elle ne pourrait ! D'ailleurs, on s'évadait de l'Hôpital général,... et même, pendant le trajet qui l'y conduirait, elle pourrait essayer...
– Je préfère l'Hôpital général ! cria-t-elle hors d'elle-même. Je préfère...
Le reste se perdit dans un tourbillon de tempête. Secouée à en perdre le souffle, elle entendit pleuvoir sur elle un chapelet d'injures tonitruantes. Le gouffre clair d'une porte s'ouvrit et elle y fut projetée comme une balle.
– Qu'on m'étrille cette p... à lui arracher la peau !
Et la porte claqua comme un tonnerre.
*****
Angélique était allée tomber dans un groupe de gens du guet civil qui venaient prendre la garde de nuit. Ceux-ci étaient pour la plupart des artisans et des commerçants paisibles qui n'assumaient pas sans maussaderie cette obligation imposée à tour de rôle aux corporations pour la sécurité de la ville. Ils représentaient d'ailleurs le guet « assis » et « dormant », ce qui était tout un programme.